L’auberge

Avec un peu de retard sur l’actualité du moment…

Juillet, c’est l’hiver. J’aimerais dégoter un job dans la région de Valparaiso, là où le climat sait se montrer plutôt clément avec les voyageurs pas franchement motivés pour enchaîner deux hivers d’affilée. Travailler dans une auberge en tant que volontaire contre un logement offert me permettrait d’avoir plus d’occasions de pratiquer l’espagnol, et aussi d’économiser pas mal. C’est un boulot que je n’ai jamais fait, mais je pense que c’est dans mes cordes (c’est dans les cordes d’à peu près n’importe qui, en fait).

Mais pour l’instant, mon espagnol tout sauf flamboyant est tout ce que je possède pour envoyer quelques e-mails à droite et à gauche. Les auberges de jeunesse, on en trouve partout ici, et à la saison creuse, la concurrence est plutôt faible.

Dans les jours qui suivent, j’obtiens quelques réponses négatives, mais aussi une plus prometteuse : on me demande de passer. C’est à deux rues de l’auberge où je loge actuellement. Rendez-vous est pris quelques jours plus tard. Je ne sais pas si je peux aller jusqu’à appeler ça un entretien d’embauche, mais c’est un peu l’idée malgré tout. Je m’évertue à stresser en conséquence, un chouïa mais faut pas pousser quand même. Je mets mes plus beaux habits de tous les jours. Je me prépare mentalement à faire face aux questions retorses, du genre « Pensez-vous être à la hauteur du nettoyage des toilettes ? ». J’essaie surtout de préparer la phrase que je vais devoir articuler en réponse. La tension est insoutenable. Je sonne à la porte.

Mince. Elle a l’air d’être plus impressionnée que moi, la petite dame qui m’ouvre. Elle me fait visiter brièvement, on s’assoie sur le canapé pour le fameux entretien. Elle triture ses doigts, m’explique qu’ils avaient des volontaires partis subitement du jour au lendemain. Alors elle a un besoin assez urgent de renfort. Pas de doute, je suis clairement l’homme de la situation. Je suis agréablement surpris de comprendre l’essentiel, pour le reste, j’opine du chef d’un air convaincu en espérant que la question ne concernait pas la dictature de Pinochet. Et quand vient mon tour de parler, je bâtis de précaires constructions, modestes et bancales, mais qui tiennent debout. La discussion se termine. Des questions ? Pas vraiment, je ne risque pas d’avoir à négocier le montant de mon salaire.

De toute façon, tout baragouinage excessif risque de m’amener sur un chemin périlleux, celui sur lequel vous vous engagez gaiement avec la confiance de celui qui vient de terminer trois phrases sans accroc majeur. Soudain, un grand trou au milieu de la route, le trou du mot qui manque. En anglais, j’ai bien quelques nids-de-poules, quelques bosses, mais je sais aisément les contourner. En espagnol à l’heure actuelle, il y a presque plus de trous que de route. Vous pouvez toujours tenter de contourner et trouver des mots voisins, mais c’est pour tomber sur d’autres précipices. Et il arrive souvent de tourner en vain autour du trou : rien à faire, le mot qui manque est au fond du gouffre, et pas de lumière dans les ténèbres.

Quelques jours plus tard, voilà, je suis dans l’équipe. Français et Argentins forment l’essentiel des troupes travaillant ici. L’ambiance semble plutôt bonne. Au fil des premiers jours, je trouve ma place, me familiarise avec les différentes tâches. Le plus difficile, le plus intéressant, c’est sans doute de travailler à la réception, accueillir les gens. Il y a bien l’objet de tous les dangers, le téléphone, dont la sonnerie signifie potentiellement un long moment de solitude avec un Chilien à l’articulation hasardeuse. Mais ces retentissements sont rares et il y a souvent une oreille hispanophile à portée de voix pour un coup de main.

Présenter l’auberge aux futurs hôtes est plus facile quand ils se trouvent en face de soi. Le voyageur est souvent compréhensif face aux balbutiements de celui qui met de la bonne volonté, surtout quand il connaît parfois lui aussi les errances d’un échange dans une langue qui n’est pas la sienne. Les locaux sont parfois encouragés par quelques phrases sans erreur grammaticale prononcées avec allant. En confiance, ils vous lancent alors une tirade qui fige sur votre visage un sourire crispé et dans vos yeux le vide béant de l’incrédulité. Le masque tombé, le local, à votre demande dépitée, va alors répéter, puis tronçonner sa phrase pour la réduire aux mots essentiels constituants le cœur de la demande. Et quand il arrive que même les gesticulations s’avèrent infructueuses, il est encore possible d’appeler piteusement quelqu’un à la rescousse.

L’autre part importante du travail consiste à nettoyer un peu partout. Faire l’immanquable vaisselle que les hôtes laissent à traîner dans l’évier (un classique des auberges de jeunesse, en dépit des habituels écriteaux déclinés sur tous les tons, allant du « Vous n’êtes pas chez Maman, faites votre vaisselle », au carrément agressif « Y U NO WASH UR DISHES ?? », en allant même parfois jusqu’à des menaces sérieuses « Si vous ne laver pas votre vaisselle, nous passerons du Justin Bieber en boucle toute la journée »). Laver les salles de bain (et veiller à les approvisionner régulièrement en papier toilette, attention c’est crucial!), épousseter les meubles, passer l’aspirateur, changer les draps, laver le linge, parfois cirer le parquet (et répéter aux gens qu’attention, oui bah oui, ça glisse, je vous l’avais dit). Nettoyer et ranger un peu tout ce qui est fort normalement sans cesse chamboulé, lieu de passage oblige. Rien de compliqué, mais lors des journées mouvementées il y a de quoi s’occuper.

Et puis, il y a les imprévus, les événements occasionnels, qui font tout le sel du métier. Organiser certaine soirées (sympa), cuisiner tous ensemble pour un repas hebdomadaire en commun (très sympa), scier en pleine nuit le cadenas de la porte du gentil couple qui a perdu ses clés et dont l’auberge ne possède aucun double (moins sympa), répéter pour la cinquième fois au type bourré rentrant de soirée que non, on ne vend pas de drogues à la réception (sans commentaire), nettoyer en pleine nuit le dortoir parce que le type bourré a vomi par terre (putain de bordel de merde). Savoir s’adapter aux circonstances et faire en sorte que l’auberge soit le plus agréable possible.

En tout, un volontaire travaille ici trente heures par semaine. C’est beaucoup, surtout pour un salaire inexistant et la seule compensation d’avoir un lit gracieusement fourni dans un dortoir ridiculement petit et un petit-déjeuner plutôt rachitique. Alors quand la proprio se plaint que les équipes consomment trop de céréales au petit-déjeuner, on ne sait pas trop s’il faut en rire ou se taper la tête contre les murs. Acheter un paquet de céréales en plus pour faire tourner une auberge gratuitement sans embaucher personne, il y a peut-être pire comme concession.

Il faut dire, pour relativiser les choses, que le travail est parfois des plus tranquille. Une fois l’essentiel des tâches effectuées, il reste en général pas mal de temps libre où l’essentiel du boulot consiste à être présent à l’auberge « au cas où ». Le travail se résume alors à regarder un film à la télé ou à errer sur Internet derrière l’ordinateur de la réception.

J’ai passé un mois et demi ici, et j’en garderai globalement un excellent souvenir. Je n’ai encore pas découvert grand chose du Chili, mais j’ai fait des rencontres mémorables, profité du soleil hivernal dans une ville au charme certain, amélioré sensiblement ma maîtrise de la langue de Cervantès. Ce que je n’ai pas fait en revanche, c’est planifier avec rigueur et méthode la suite de mes aventures. Alors, vers le nord, ou vers le sud ?