L’administration

Pour valider mon visa, les tampons et papiers délivrés à l’aéroport de Santiago ne suffisent pas : tout candidat doit prendre part à un petit parcours administratif. À la clé, la carte de résident temporaire du Chili sur laquelle se trouve le RUT, sorte de numéro de sécurité sociale nécessaire notamment pour l’obtention d’un travail rémunéré sur le territoire chilien.

L’épreuve se divise en deux parties : d’abord, se rentre à la PDI (Policía de Investigaciones de Chile) pour faire valider le petit bout de papier super important mais qui ressemble à un ticket de caisse qu’on vous file à l’aéroport. Ensuite, se rendre au Servicio de Registro Civil e Identificación pour obtenir le fameux numéro. Il vous faudra ensuite revenir à cet endroit dans un intervalle allant d’une grosse dizaine de jours à trois mois pour récupérer votre jolie petite carte officielle. Étant Français, je devrais être rompu aux arcanes des administrations retorses, hélas je considère avec un dédain des plus égalitaires la paperasse nationale comme étrangère. Et puis bon, j’exagère. Ça ne doit pas être si sorcier que ça, hein, qu’est-ce qui pourrait mal se passer…

Me rendre à la PDI impliquait pour moi une bonne petite marche à travers Santiago. L’endroit est ouvert du lundi au vendredi, de 8h à 14h. Le second bâtiment a des horaires d’ouverture similaires, mais vu qu’il est déjà midi ce vendredi quand je passe le seuil de la PDI (pour info, on entre par la grille sur le côté, bande de gueux et de sans-papiers, pas par l’entrée principale), mes espoirs de me débarrasser de la paperasse avant la fin de la semaine sont minces.

Si j’ai perdu du temps, c’est que j’ai dû trouver un endroit où acheter une carte SIM chilienne pour mon second téléphone (oui, j’ai deux téléphones, je suis un homme du monde) car un numéro local est requis pour les papiers. Le type de la boutique s’est gentiment foutu de la tronche de mon « nouvel iPhone » quand j’ai sorti le petit Samsung premier prix que je trimbalais déjà en Nouvelle-Zélande. J’adore ce petit téléphone, ce qui est beaucoup dire pour un objet qui risque bien de passer l’essentiel de mon périple au fond de mon sac. Mais à l’heure de la domination smartphonesque, j’apprécie le fait que lui n’ait pas changé, qu’il ait su rester le même après toutes ces années. Deux coques de plastoc, une batterie increvable et une solidité à toute épreuve : que demande le peuple ? Oh bien sûr, pas d’Internet, d’applications diverses, de GPS, d’écran tactile. Mais il remplit parfaitement son rôle de téléphone, ce qui est tout ce que je lui demande.

Je pénètre donc dans les locaux de la PDI. Un grand hall au rez-de-chaussée, bourré de chaises et de gens assis dessus, des petits bureaux tout autour, et aux murs des écrans avec des numéros en face de différentes catégories. D’abord, se présenter au bureau près de l’entrée et payer la petite somme nécessaire à un guichet sur le côté. Vous voilà en détention d’un petit bout de papier, avec dessus une lettre de l’alphabet qui correspond au type de demande que vous faites, et un numéro à trois chiffres qui symbolise le temps que va durer votre pénitence dans ce lieu bondé. Moi, j’ai le B241. Le tableau d’affichage, moqueur, vient d’appeler le B160. Bon, je me trouve un siège libre et décide de prendre mon mal en patience en lançant une nouvelle partie de Super Jewel Quest sur mon petit téléphone. Ah oui, je vous ai pas dit, il a aussi un jeu gratuit, ce téléphone, un ancêtre de nos Candy Crush modernes, le côté « Internet/réseaux sociaux à la con » en moins. Ce jeu m’a déjà sauvé de quelques heures d’ennui par le passé, j’espère qu’aujourd’hui encore il remplira vaillamment son rôle de tueur de minutes.

Et des minutes, il s’en passe beaucoup plus que je ne le craignais. B183, et je suis déjà assis depuis plus d’une demi-heure. J’observe autour de moi tous ces gens de nationalités diverses, chacun attendant patiemment son tour, les yeux allant régulièrement de leur petit papier aux écrans lumineux. Je fais de même, comme si, en l’espace de dix minutes, le numéro inscrit sur le feuillet avait pu changer par quelque tour de magie. Non, c’est toujours le B241. Et nous en sommes au… B186, quoi, seulement ? Les parties de Super Jewel Quest se suivent et se ressemblent avec une facilité ennuyeuse. B190… J’éteins le téléphone pour conserver un peu de batterie. B196 : je rallume le téléphone, je m’ennuie trop. J’aurais vraiment dû emporter un bouquin. B199 : bordel, mais ça n’avance pas… Je suis pris d’un élan de compassion envers tous les immigrés du monde qui doivent passer à travers un purgatoire administratif dans le pays où ils posent leur valises. Ma petite situation de voyageur est bien sûr bien éloignée et futile comparée à celle de ceux dont les vies entières sont bouleversées par un impératif de départ ; mais être assis ici, anonyme parmi d’autres, dans la masse de ces gens venus d’un peu partout, je suis moi aussi un peu déboussolé, un peu paumé, un peu seul.

Je finis par me demander si mon tour viendra avant l’heure de la fermeture. Il est bientôt 14h et la salle est toujours aussi pleine. Je finis par comprendre : l’entrée ferme à 14h, mais après cela, tout ceux qui ont un papier passent, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne ; à ce moment là seulement se produit la fermeture effective. Voilà qui est rassurant, surtout qu’il est maintenant 14h15 et nous en sommes à B228. Attendre, attendre. Batterie épuisée, je regarde les numéros défiler, entre deux coups d’œil à mon propre papier (rassurant : c’est encore et toujours le B241). B231, plus que dix. B236, plus que cinq. C’est quoi déjà mon numéro, que je sois bien sûr de ne pas me tromper ? Ah oui, B241. Nous y sommes, ça va être à moi. Je me prépare, repositionne mon séant sur le siège, près à bondir vers le guichet dont le numéro va s’afficher. B239… B240….

B242. J’ai une seconde d’interruption cérébrale, comme si un rouage, là haut, avait sauté. Mais… Que… B242 ???? Tant pis, je bondis vers le guichet indiqué. Au moment où j’arrive, le porteur légitime du numéro félon se présente également. Vite : dans un espagnol approximatif et gesticulant, je pointe mon ticket B241 fantôme sous le nez du responsable qui, sans broncher, m’indique que c’est le numéro B242 qui a été appelé, merci bonne journée, derrière lequel se cache peut-être un peu de « Vous n’aviez qu’à faire attention à ne pas laisser passer votre numéro ».

Me voilà là, les bras ballants, ticket en main. Dans la salle maintenant à moitié vide, je cherche un responsable, quelqu’un à qui expliquer ma situation pour savoir comment sauver les meubles. Personne. Les seules personnes en poste sont derrière les guichets, à dialoguer avec leur numéro respectif. Je tourne en rond quelques temps avant de me rendre à l’évidence : je l’ai dans l’os. Nous sommes vendredi après-midi, et je viens de passer plus de deux heures à attendre pour rien avec un numéro qui ne viendra pas. Je suis bon pour revenir lundi, avec un nouveau joli petit papier numéroté. Même joueur joue encore.

Lundi matin, bis repetita, sauf que cette fois-ci, le numéro gagnant est le B113. Je ne vous refais pas le scénario, c’est à peu près les mêmes protagonistes, au même endroit, avec la même histoire. Je suis attentif et constate avec effroi qu’en effet, certains numéros n’apparaissent jamais au tableau d’affichage. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’essaie de repérer d’autres paumés frappés par la malédiction du numéro manquant mais ne parviens pas vraiment à en identifier. J’ai peur, maintenant. Avec ma chance phénoménale, quelle est la possibilité pour que deux fois de suite, ça tombe sur moi ? Je tente de repérer une certaine logique dans le pourquoi du comment certains numéros sont zappés, mais aucun motif ne se détache, ça semble en fait assez aléatoire. Est-ce que cela se produit si deux guichets appellent en même temps quelqu’un à peu de temps d’intervalle ? Est-ce que c’est juste que certains numéros ne sont donnés à personne pour une raison que j’ignore ? Ou est-ce juste un bug du tableau d’affichage ? Dans tous les cas, je crains le pire.

Mon heure approche. B112. Les pupilles tendues vers l’écran, j’éviterais presque de cligner des yeux pour être sûr de ne pas manquer ma seconde chance. J’imagine que c’est un peu comme prier pour que son numéro sorte lors du tirage du loto, sauf que là, j’ai rien à gagner et tout à perdre. S’il-te-plaît, joli petit tableau, ne fais pas de moi la risée de ceux qui plus tard liront ce récit, la blague était vraiment excellente la première fois, deux, ça serait trop, il faut se renouveler, passer à autre chose. J’aimerais tant découvrir ce beau pays qu’est le Chili, ses montagnes enneigées, ses plaines riches et verdoyantes, ses côtes tumultueuses et sauvages, son histoire palpitante, ses vins que l’on dit remarquables…

B113. En cet instant, je suis l’allégorie du soulagement.

Après des formalités expédiées en cinq minutes, l’histoire se répète plus ou moins à l’identique au second bureau où je dois recevoir mon RUT. Sauf qu’ici, les numéros sont sur des écrans plus jolis, et surtout aucun ne saute. À intervalles réguliers, un responsable vient pêcher à la criée des numéros situés plus loin que ceux affichés sur les écrans, pour les dispatcher sur d’autres bureaux et ainsi accélérer le mouvement. Je révise ma numérotation espagnole, attentif à savoir si je fais ou non partie des heureux hélés. Hélas, je suis bon pour poireauter jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus personne dans le bâtiment. Enfin, c’est mon tour. On me pose quelques questions, on prend avec zèle mes empreintes digitales, non pas comme ça monsieur, oui c’est cela, appuyez bien, encore celui-ci, etc.

Je sors finalement de là un peu hébété, un papier en main sur lequel se trouve la fameuse suite de numéros qui m’identifie. Je reviendrai ici quinze jours plus tard, et récupérerai en cinq minutes la fameuse carte officielle, avec dessus la photo d’un type dont le visage trahit quelque peu la fatigue et un amour modéré pour les démarches administratives.