L’aéroport
Nous y voilà donc. L’aéroport de Madrid, après un vol rapide depuis le cher pays de mon enfance. Les choses sérieuses commencent. Les amarres sont larguées, et moi aussi, un peu. Il y a quelque chose de déboussolant dans les aéroports. En descendant du vol, je rate une porte qui mène à l’endroit qui permet de récupérer les bagages. Mes premiers bredouillages d’anglaispagnol me permettent de passer par là-où-il-ne-faut-normalement-pas et corriger ma bévue. Mon bardas sur le dos, me voici face à mon premier défi : l’attente. Nous sommes en milieu d’après-midi et mon vol pour Buenos Aires ne décolle qu’un peu avant minuit.
Je déambule, me laisse porter par des tapis roulants avant de les emprunter en sens inverse. J’observe les voyageurs, faune éphémère et toujours en mouvement, toujours en transit, déjà portée vers la sortie ou vers le prochain décollage. Les locaux ont la mine grise de ceux qui sont las de ce perpétuel va-et-vient. Je me dis qu’il doit être perturbant de travailler dans un aéroport, de voir défiler ce flot de gens d’ailleurs et de rester cloué dans ces kiosques brillant de publicités agressives, dans ces boutiques débordant de parfums outranciers, écœurants. J’use ma batterie de téléphone à des choses dispensables, j’essaie de lire un peu dans l’inconfort d’un siège raide. Je mange un sandwich sans saveur et trop cher. J’attends, j’attends, je fais des allers, des retours, avant d’attendre encore.
Pour m’encourager, la pendule avance, imperceptiblement. La nuit s’est installée. Ayant trouvé une prise de courant disponible pour recharger mon téléphone, je regarde le tableau d’affichage qui refuse obstinément d’indiquer la porte où je dois me rendre. L’heure approche, et toujours rien. Je brise la glace avec mon voisin de droite. Type sympa. Argentin, ayant de la famille en Espagne. On discute un moment, dans la limite de mon espagnol encore très rouillé. On annonce que le vol a du retard, mais la raison invoquée m’échappe : je ne sais pas trop si je dois me focaliser sur l’annonce trop rapide en espagnol ou sur celle, mâchonnée et ânonnée, dans un anglais inintelligible. Sur un Madrid-Buenos Aires, y’a sans doute personne qui parle autre chose qu’espagnol : pourquoi se fatiguer.
Plus d’une heure de retard. Sachant qu’à l’arrivée à Buenos Aires, j’ai une heure et demie pour attraper ma correspondance pour Santiago du Chili, je commence à m’inquiéter. J’espère que les treize heures de vol annoncées seront suffisantes pour rattraper le retard. Nous partons enfin. L’avion décolle, le temps qui passe se perd dans la nuit. Je ne sais pas trop quelle heure il est, dans quel pays, mais je finis par dormir un peu, ou beaucoup, je ne sais plus.
Nous approchons. Je suis toujours perdu dans les fuseaux horaires. Pas d’heure affichée sur les écrans, et la batterie de mon téléphone m’a lâché pendant la traversée de l’Atlantique. Mais je sais que nous arrivons dans une demi-heure, selon les écrans d’information. Je jette un coup d’œil à la montre de ma voisine. 9h du matin, probablement heure de Buenos Aires. Humm, j’étais censé arriver à 8h10. Y’a un décalage horaire entre l’Argentine et le Chili ? J’aurais peut-être dû me poser la question plus tôt. Bon, pas de panique, de toute façon je ne peux pas faire avancer l’avion plus vite. Mon vol pour Santiago est à 9h45. Il est 9h20 passé quand l’avion se pose. Le temps d’arriver « à quai » (ça se dit, pour un avion?), de faire descendre tout le monde, 9h30 au moins. Les minutes filent. Allez, allez. Mon bagage doit suivre sur l’autre vol, je n’ai qu’à foncer à la porte… Je marche très vite dans la zone de transit, d’un air qui dit « je suis pressé mais je reste serein ». De toute façon personne d’autre ne semble paniquer outre mesure, ils doivent avoir fait attendre l’autre avion. J’essaie de repérer d’autres voyageurs dans ma situation, malheureusement, il ne semble pas y en avoir beaucoup. Tout d’un coup, je me retrouve à peu près seul, à chercher comment gagner ma porte d’embarquement, dans un aéroport inconnu. Je demande, on me renseigne, je ne suis pas sûr d’avoir compris. Je monte des escaliers, c’est par là, on me dit. J’arrive dans un long couloir : vraiment, c’est par là ? Je demande à nouveau : il faut descendre les escaliers, on me dit. Quoi, mais on vient de me dire que c’était par là ? J’ai mal compris ? Je redescends : ah, il fallait tourner à droite au milieu de l’escalier. Ça semble là, en effet. Un dernier contrôle, on comprend que je suis assez limite sur le chrono, ça ne traîne pas. J’aperçois enfin un tableau d’affichage, avec ma porte, et un inquiétant « Dernier appel ». Cette fois-ci, j’abandonne la fausse posture et je cours. J’arrive. Plus personne dans le hall d’embarquement. Je demande à nouveau à la personne responsable : d’un geste désolé, il m’annonce qu’on vient de retirer la passerelle. Merde, merde, merde.
Étrangement, dans le feu de l’action, je suis plutôt calme et réfléchi. Deux choses à savoir : d’abord, mon bagage est-il en train de joyeusement décoller sans moi vers la capitale chilienne, et ensuite, comment faire pour suivre le même chemin. Ça fait beaucoup de questions précises pour un niveau d’espagnol clairement pas à la hauteur de la situation. Et il semble bien que l’anglais ne me sauvera pas ici. Heureusement, le personnel de l’aéroport fait son possible pour m’aider. On me dit d’attendre ici, après quelques communications radio. Ils doivent savoir qu’il était pour moi techniquement difficile, même en connaissant l’aéroport de Buenos Aires par cœur, de pouvoir sauter d’un avion à l’autre avec un délai aussi court. Mais il m’est assez difficile de comprendre ce qu’ils attendent de moi exactement. Mais on me dit d’attendre, j’attends : je deviens assez bon dans ce domaine. Le gars de service revient vers moi et me dit de le suivre. Il m’explique, j’essaie de ne pas perdre le fil. Je crois qu’il me dit que mon sac est bien ici et que je peux le récupérer. Qu’il faudra ensuite que j’aille au bureau de la compagnie de mon vol précédent, et qu’ils me diront quoi faire. On me pointe du doigt la direction où aller : passer la douane. OK, je passe la douane. Bon, maintenant, mon sac. J’arrive au tapis roulant où de nombreux voyageurs de mon vol attendent encore leurs affaires. Les valises défilent. Je me dis qu’avec le délai réduit entre les deux vols, il est en effet peu probable qu’ils aient eu le temps d’y envoyer mon sac. Les valises défilent toujours, les gens les chargent sur les chariots, s’en vont. Après tout qu’est-ce que j’en sais moi, du temps qu’il faut pour charger des bagages dans un avion ? Le tapis tourne toujours, mais il y a de moins en moins d’affaires dessus. De moins en moins de monde à les attendre. Rien, rien, toujours rien… Je me déplace un peu, pour mieux voir. Je scrute les environs. Et je finis par le voir. Quelqu’un l’avait posé dans un coin, avec deux autres valises arborant l’étiquette bleue des bagages en transit. Je l’inspecte : en dépit de quelques tâches noirâtres supplémentaires, c’est bien mon sac, intact, et rien ne semble y manquer. Il n’est pas exagéré de dire qu’à cet instant, j’éprouve un certain soulagement.
Cependant, je ne suis pas vraiment tiré d’affaires. Il faut maintenant que je me trouve un vol de remplacement. Je cherche le bureau de la compagnie aérienne dans l’aéroport, et c’est reparti pour un nouveau jeu de « Allez par-ci, tournez là, montez ces escaliers, demandez à tel endroit ». Je navigue, visite malgré moi l’aéroport de long en large. Je ne parviens pas à trouver ce foutu bureau. Je me retrouve même dehors, à humer l’air frais et ensoleillé de ce matin sud-américain. Pas vraiment le temps de profiter pleinement des gaz d’échappement des taxis qui quittent la zone cependant, j’ai une mission à accomplir. Je finis par trouver ce foutu bureau, dissimulé dans le renfoncement d’un couloir. La responsable me redirige ailleurs. Je commence à me demander jusqu’à quand le petit manège va durer. Heureusement, sans doute devant ma mine fatiguée et déconfite, elle décide de m’accompagner. Me voilà à un autre comptoir, où je découvre joyeusement que tout a été organisé pour me trouver un vol de remplacement. Il part même très prochainement. Ma gentille accompagnatrice m’indique gracieusement l’endroit où faire enregistrer mon bagage. Soulagement numéro deux.
Ai-je soupiré victoire trop tôt ? Devant mon papelard de remplacement et mes explications embrouillées, la dame qui fait les enregistrements tord un peu le nez. Nouveaux coups de fil. On me dit que ça va être trop juste pour prendre le vol indiqué sur mon papier. Je commence à ressentir comme une légère fatigue morale… Après quelques instants cependant, on m’enregistre sur un nouveau vol qui part un peu plus tard. Heureusement pour moi qu’il y a des Buenos Aires – Santiago de façon assez régulière. Mon bagage part, et je quitte la zone d’enregistrement pour repasser les contrôles des douanes, une fois de plus. Le gars au guichet lorgne de façon circonspecte sur mon passeport (quoi, qu’est-ce qu’il y a encore cette fois?), et pour une raison que je ne m’explique pas vraiment, y tamponne un permis de séjour en Argentine d’une durée de 90 jours… suivi immédiatement du tampon de sortie du territoire. Après mes errances sur le sol argentin, il faut croire que tout ça méritait bien d’être immortalisé.
Au décollage, je me dis que je suis peut-être le héros d’une histoire comme on en entend souvent lors des crashs d’avions : « Il aurait dû se trouver dans le Buenos Aires – Santiago, mais un retard lui a fait manquer le vol à quelques minutes près. Une heure plus tard, l’avion qu’il avait laissé échapper s’écrasait au beau milieu de la Cordillère des Andes, tuant tous les passagers et membres d’équipage. La faucheuse, d’un humour bien cruel, avait sans doute décidé que ce n’était pas son heure. Après cette page de publicité, nous écouterons son témoignage bouleversant. »
Et puis juste après, je réalise qu’en fait mon vol précédent est sans doute arrivé sans encombre à Santiago, et que si celui dans lequel je me trouve vient à connaître un sort funeste, j’aurai vraiment l’air d’un con.