La femme de ménage

Dans l’auberge où j’ai posé mes bagages, je la croise un peu partout. Elle s’active en permanence, toujours en marmonnant faiblement un air de musique. Elle est noire, ne semble pas très bien parler espagnol, et n’est donc probablement pas Chilienne. L’anglais n’a pas vraiment l’air d’être son fort non plus. Elle ne parle pas beaucoup, de façon générale. Brésilienne, peut-être ? Si c’est le cas, je vais être assez limité pour engager la discussion en portugais…

Je la salue quand je la croise, mais nos échanges se limitent à ces quelques amabilités. Il semblerait qu’elle soit la seule à s’occuper de tout l’entretien de l’auberge… L’autre jour, la voyant s’essouffler à changer les draps d’un lit superposé difficile d’accès, je lui propose un coup de main, dans mon meilleur espagnol. Non non, c’est bon c’est bon, me fait-elle comprendre, dans son meilleur espagnol. Bon.

Le lendemain, elle s’affaire près de mon lit et m’interpelle alors que je m’apprête à sortir. Elle pointe du doigt mon petit bouquin de conversation espagnole, un cadeau maternel avisé d’avant mon départ. Vous savez, ces petits livres avec les bases de grammaire, du vocabulaire et plein de phrases toutes prêtes pour les situations d’urgence allant de « Où sont les toilettes ? » à « J’ai besoin d’un produit anti-moustiques ». Elle me demande si je l’ai acheté ici. Je réponds que non, que c’est un bouquin français-espagnol que j’ai ramené de France.

Son visage s’illumine :

« Mais… Tu parles français ?
– Heu, bah oui, je suis Français. Je savais pas que vous… tu… parlais français aussi.
– Ah mais si, je suis Haïtienne, je parle le français et le créole. »

La transformation est radicale. En une seconde, ce qui était littéralement la barrière de la langue est tombée, un pont est établi. Elle me ferait presque le reproche de ne pas lui avoir parlé plus tôt : « Tu aurais pu me dire que tu parlais français quand même !
– Bah oui heu, c’est juste que j’ai pas eu l’occasion de parler avec des Français dans cette auberge, et je pouvais pas vraiment deviner… ».

On papote un peu. Elle me dit la précarité de sa situation. Sa famille est en Haïti, elle est venue ici parce qu’on lui a dit qu’au Chili, il y avait du travail. Elle travaille ici six jours sur sept, du matin au soir. La paye n’est pas terrible. Sa famille, son fils en particulier, lui manque beaucoup. Il vient d’avoir 18 ans. Mais elle ne pourra pas rentrer le voir avant l’année prochaine. Elle reçoit aussi de l’argent de son frère qui travaille aux États-Unis. Ça aide à payer son loyer, sans ça, elle ne pourrait pas rester. En Haïti, elle a fait plusieurs boulots, vendeuse, couturière, mais ça n’a jamais vraiment marché. La situation là-bas est très mauvaise, le pays panse encore ses plaies après le ravage causé par le séisme de 2010. Ici, elle ne connaît pas grand monde, et le fait qu’elle ne parle que très peu espagnol n’aide pas vraiment.

Du coup, on revient à parler du petit bouquin. Je lui dis que si elle veut me l’emprunter, elle peut, je reste encore dans l’auberge quelques jours. Elle me remercie abondamment. Je lui dis que je dois sortir, mais qu’on se reverra plus tard.

En marchant dans les rues de Santiago, je me dis qu’en fait, j’ai été un peu con. Je peux bien lui donner, ce petit livre, il lui sera certainement plus utile qu’à moi. Moi, je peux télécharger un dico sur mon téléphone, parler à plein de voyageurs et de locaux. Sans aller vers de grandes considérations sociologiques, pas besoin d’être un génie pour se rendre compte qu’au grand jeu de hasard qui te fait naître à un moment donné, à un endroit donné, j’ai été un peu plus favorisé au tirage.

Le lendemain, je lui demande si le livre lui a été utile. Elle me dit que oui, alors je lui réponds que si elle veut, elle peut le garder. « C’est vrai ? Oh merci merci merci ! ». Elle me serre dans ses bras. J’ai l’impression de lui avoir offert un trésor inestimable. Depuis, elle me parle tout le temps quand je la croise, et je crois que ça aussi, ça lui fait un bien fou.

Aujourd’hui je pars de la ville. On se recroisera peut-être : je serai amené à revenir à Santiago. L’idée m’a traversé l’esprit que peut-être, plus ou moins consciemment, j’avais eu pitié d’elle. Peut-être même que je ne raconte cette anecdote que pour m’entendre dire que je suis un type bien, qui vient en aide aux plus démunis dans ce geste d’une générosité hors du commun. J’espère que mon subconscient n’est pas aussi pervers, mais au final, on s’en balance pas mal, de mes raisons profondes. Le petit bouquin est en sa possession, et peut-être qu’avec, elle parlera un peu mieux espagnol, se sentira un peu moins exclue, un peu moins seule.
C’est bien là tout ce qui compte.