NZ 16 : Torpeur et tremblements
J’avais oublié : mon sac à dos pèse lourd. Quand ça fait deux mois qu’on n’a plus transporté l’intégralité de tout son bardas, la prise de conscience est douloureuse. J’accumule insidieusement des petits trucs en plus à droite et à gauche, ces petites choses qui ne pèsent rien et qui toutes ensemble font une sacrée différence. Mais me voilà harnaché, bibendum malgré moi, un sac derrière, un sac devant, un sac de bouffe dans la main, le manteau sous le bras. Je quitte l’auberge qui sommeille encore, après un au revoir, peut-être bien un adieu, au proprio. Dernière traversée de Nelson pour attraper un bus qui se dirige vers Christchurch, la ville morte-vivante.
Au cœur de la région de Canterbury, Christchurch est l’une des plus grandes villes du pays. Avec ses nombreux bâtiments en pierre et son style très british, elle avait paraît-il un charme certain, avant le drame.
Dans la nuit du 4 septembre 2010, la ville fut frappée par un séisme de magnitude 7,1 sur l’échelle de Richter, qui fit essentiellement des dégâts matériels. Mais le 22 février 2011, un nouveau tremblement de terre déchirait Christchurch en pleine journée. De magnitude 6,3, avec un épicentre situé plus proche de la ville et à seulement 5 kilomètres sous la surface, le séisme fut d’une violence rare. 185 personnes perdirent la vie et le centre ville fut dévasté. Chaque jour ou presque, entre septembre 2010 et septembre 2012, des répliques et des secousses plus ou moins violentes ont traversé la région (4468 tremblements de terre d’une magnitude allant de 3 à 7 furent recensés dans la région de Canterbury sur cette période), maintenant la population locale dans l’inquiétude.
Le coût de la reconstruction, sans cesse revu à la hausse, est actuellement estimé aux alentours de 40 milliards de dollars néo-zélandais (soit environ 24 milliards d’euros)…
Trois ans plus tard, il est impressionnant de voir comme la ville est encore loin de renaître de ses cendres. Des portions entières du centre ville sont absolument vides, d’autres sont encore interdites d’accès. Certaines enseignes conservent derrière leurs vitrines des chaos d’objets qui semblent n’avoir pas bougé depuis la catastrophe. De nombreuses zones déblayées sont utilisés comme parkings plus ou moins sauvages. Les pelleteuses s’affairent encore à de nombreux endroits, des travaux sont en cours derrière chaque coin de rue. Triste symbole de ce grande chantier qui s’éternise, la cathédrale en pierre qui faisait la fierté de la ville est encore aujourd’hui entourée de barricades, périmètre de sécurité autour de cette agonisante dont les chances de salut fluctuent au gré des expertises et contre-expertises. Faut-il tenter de reconstruire à partir de ce qui tient encore debout, ou tout raser et repartir de zéro ? Aux dernières nouvelles, la seconde option semblait l’emporter, mais il n’est pas dit que Christchurch soit véritablement décidé à démolir davantage et à tourner la page. Alignés, en boule sur une poutre, quelques pigeons apathiques seront peut-être les derniers pèlerins à s’abriter sous ce qui reste de son toit. La cathédrale attend son heure, sous le ciel gris et menaçant qui accompagne mon arrivée et qui souligne encore davantage les tristes traits de ses murailles béantes.
Je marche. Je traverse la ville avec tout mon attirail, avec un mélange de curiosité et d’incrédulité. Je dois trouver une auberge pour la nuit, ce que j’imagine facile au vu de l’intérêt touristique limité de la ville : erreur. Mon premier choix se trouve bondé, et le visage contrarié du type qui tient la réception m’annonce que si je n’ai rien réservé nulle part, ça risque d’être difficile de trouver quelque chose. Je suis sceptique, j’imagine qu’en trois ans la population de Christchurch a quand même eu le temps de se trouver un endroit où habiter un peu plus cosy qu’un backpacker (je comprendrai un peu plus tard que le chantier permanent qu’est la ville est un centre d’attraction pour toute personne cherchant un boulot lié de près ou de loin à la reconstruction de la cité). Il a l’amabilité de passer un coup de fil à un autre endroit où il reste peut-être de la place. Il en reste, et j’évite ainsi le dilemme draconien entre la nuit dans le motel hors de prix et la rue gratuite mais relativement peu confortable. Ce n’est pas le meilleur endroit de la ville, me précise t-il. Effectivement, sur place, l’endroit manque un tantinet de charme. Mais il a un lit vide et propre et c’est tout ce que je lui demande.
Je n’ai pas l’intention de m’éterniser ici, il n’y a pas grand chose à faire ou à voir dans les parages. Je suis tenté d’aller faire un crochet d’une journée à Akaroa, dans la péninsule de Banks à l’est de la ville. Ce village a la particularité d’avoir été une colonie française, et il conserve quelques reliquats de la langue de Molière dans le nom de ses rues et de ses boutiques. C’est paraît-il assez pittoresque. Malheureusement, j’ai en tête de descendre assez rapidement plus au sud dans l’espoir de trouver du travail dans le ramassage des cerises dont la saison est sur le point de commencer. Pas d’Akaroa donc, on me pardonnera mon manque de patriotisme. Je resterai finalement trois nuits à Christchurch, le temps de découvrir un peu plus la ville sous un rayon de soleil, ce qui ne la rend pas follement plus accueillante.
Un nouveau bus m’emmène à Wanaka, petite ville au nord de la très touristique Queenstown. Avant d’y parvenir, notre bus fait une halte d’une grosse demi heure sur les rives du lac Tekapo. C’est une merveille. Les eaux sont d’un bleu turquoise presque surnaturel, et les montagnes alentours donnent de la majesté au lieu. Ça a de la gueule par une journée ensoleillée comme aujourd’hui, et il aurait sans doute été intéressant d’y demeurer quelques jours. Tant pis, le temps de manger un morceau et de prendre beaucoup trop de photos et il est déjà temps de reprendre place dans le bus, direction Wanaka.
Semée au pied d’un lac et entourée de montagnes aux sommets encore enneigés, Wanaka est une très mignonne petite bourgade. La taille réduite du coin se devine assez vite, seules trois ou quatre rues forment le centre-ville. Je me dirige vers mon auberge, et après une petite marche le long du lac je dépose tout mon fatras dans ma chambre. L’endroit est fichtrement chic pour un backpacker, même les lits superposés du dortoir sont d’une largeur et d’un confort jamais vu jusque là. La cuisine est immense, là encore c’est totalement atypique pour ce genre d’endroit. Un grand salon/salle à manger domine le lac, spacieux mais manquant un peu de chaleur humaine. C’est d’ailleurs globalement la seule critique négative que je ferai sur l’endroit autrement irréprochable.
Après quelques salutations habituelles avec d’autres voyageurs, je discute un peu plus avec une Française qui voyage elle-même temporairement avec deux Français et une Américano-canadienne (mettons que le terme existe). Je vais assez vite bien m’entendre avec la petite bande. J’apprécie assez vite la nature de leurs relations qui contrastent avec celles que j’entretenais avec mes potes de Nelson : chacun fait un peu ce qu’il veut, mais ça ne les empêche pas de se réunir régulièrement pour des sorties. Moins fusionnel, plus libre, c’est aussi probablement plus viable.
Le lendemain de mon arrivée, ils me proposent de m’embarquer avec eux dans leur voiture pour faire une randonnée à quelques kilomètres de là, ce que j’accepte volontiers. Au cœur du Mount Aspiring National Park, Rob Roy Valley offre une très belle randonnée de quelques heures jusqu’au glacier du même nom. Ça grimpe pendant la majeure partie du parcours jusqu’à atteindre 730m au dessus du niveau de la mer et un joli point d’observation sur le glacier et les sommets encore couverts de neige en cet été pour l’instant relativement peu caniculaire. Et comme les températures et le vent n’incitent pas trop à s’éterniser, on avale rapidement un sandwich avant de reprendre le chemin en sens inverse.
Wanaka est une petite fleur dans un joli vase. Ce n’est pas fondamentalement un endroit incontournable si vous rêvez de nuits festives interminables. La nôtre a tourné plutôt court après avoir passé en revue les trois ou quatre bars de la ville qui fermaient tous les uns après les autres. D’ailleurs, la jeunesse étrangère en quête d’adrénaline lui préfère généralement sa sœur un peu plus au sud, Queenstown. Wanaka ne manque cependant pas d’attraits pour ceux qui savent apprécier la nature et le calme. Moins fréquentée, moins grande, moins chère, c’est une halte reposante dans un voyage trépidant. Mais il s’en dégage aussi une impression étrange, comme si elle somnolait perpétuellement, lovée ainsi auprès de son lac. Le hasard d’une promenade m’a fait errer dans l’une de ses banlieues, à quelques encablures du centre-ville. L’endroit était silencieux et rangé, les rues propres et désertes, les maisons plutôt cossues soigneusement espacées et décorées de leur petit jardin individuel, et l’ensemble semblait presque anesthésié par la chaleur pourtant toute relative de l’après-midi.
En quête d’une excursion plus stimulante, je me suis exilé le lendemain pour aller observer Wanaka depuis le Mount Iron qui la surplombe.
Il n’y a pas des milliers de choses à faire à Wanaka. Je ne m’y suis pas aventuré, mais son Puzzling World semble intrigant et vaut peut-être le détour pour les férus d’illusions d’optiques et autres et tromperies pour l’esprit. En revanche, j’ai testé son petit cinéma, atypique et apprécié des cinéphiles du coin. C’est pourquoi il vaut mieux y réserver sa place et arriver en avance pour être bien placé. La salle unique offre des rangées de canapés hétéroclites en lieu et place des traditionnels fauteuils trop raides. On s’y installe confortablement et après un petit mot du projectionniste et une (excessive) tranche de publicités locales, vous pourrez savourer votre film. Enfin, la moitié de votre film, car curiosité d’un autre temps, chaque film est scindé en deux par une entracte d’une grosse dizaine de minutes. Le temps pour toute la salle de décoller son séant du moelleux des sièges et d’aller faire la queue pour attraper un savoureux cookie taille XL tout juste sorti du four de la mini brasserie intégrée dans les murs. Vous serez sans doute un peu juste pour le déguster avec un café ou un chocolat chaud hors de la salle avant la reprise du film, mais pas d’inquiétude car rien ne vous empêche de regagner votre canapé avec vos victuailles à la main et de savourer tranquillement tout cela quand la pièce replonge dans l’obscurité. Nous qui avions choisi, Nouvelle-Zélande oblige, d’aller voir ce jour là la seconde partie du Hobbit de Peter Jackson, avons bien eu besoin de cet intermède pour endurer cette interminable quête héroïco-fantaisiste.
Noël s’annonçait dans quelques jours et mes nouveaux camarades allaient rejoindre à quelques 70km de là les tumultes de Queenstown transcendée par les fêtes de fin d’année. Ayant en quelques jours seulement fait le tour de ce que je souhaitais voir à Wanaka, je décidai de ne pas me laisser une nouvelle fois prendre au piège du confort et de me rendre moi aussi dans ce qui est probablement le cœur touristique de la Nouvelle-Zélande, sans trop savoir si me jeter ainsi dans la mêlée était ou non un choix judicieux.