NZ 15 : Grains de sable
Toutes les bonnes choses ont une fin. Dans son album On the beach, Neil Young précisait : « It’s easy to get buried in the past when you try to make a good thing last » (il est facile de s’emmurer dans le passé en tentant de faire durer quelque chose d’agréable).
Malheureusement, ou peut-être était-ce finalement une bonne chose, la situation a commencé à changer dans le petit havre de paix de Nelson. La guerre ne fut pas déclarée, mais une insidieuse accumulation de détails faisait sentir que le vent était en train de tourner. Ce glissement est subtil, progressif, il n’est qu’une suite de petits moins bien, d’habitudes plus tenaces, de situations qui se répètent dans un ennui discret et sous-jacent. On occulte tout cela plus ou moins consciemment jusqu’à ce que tout ce qui fut glissé sous le tapis forme un dôme si imposant qu’on ne peut plus passer à côté.
People go with the devil they know over the devil they don’t. Les gens préfèrent le diable qu’ils connaissent à celui qu’ils ignorent. Une situation, même si elle n’est plus très agréable, voire assez désagréable, reste pour beaucoup préférable à une situation totalement nouvelle dont ils ignorent tout. C’est pour cela que les gens gardent un travail qu’ils n’aiment pas plutôt que de prendre le risque d’en changer. C’est pour cela qu’ils continueront à fréquenter des gens qu’ils n’apprécient que moyennement plutôt que d’aller vers de nouvelles rencontres, craignant de se retrouver seul. C’est pour cela qu’en voyage, quand vous trouvez un endroit que vous aimez, il est difficile de le quitter, ne sachant pas ce que la suite vous réserve. « Les gens », c’est aussi un peu moi parfois, malgré mon désir d’échapper à la norme. J’ai longuement hésité avant de le raconter, parce qu’aujourd’hui tout ça m’apparaît comme très secondaire et plutôt vain, mais ce fut sans doute pour moi une bonne leçon sur le piège récurrent de tout voyage au long court. Ce récit sera peut-être profitable à d’autres que moi.
Insidieusement donc, le bon temps me glissait entre les doigts. Le changement prit d’abord la forme d’une bonne nouvelle : nous avons trouvé du travail. Après plusieurs envois de mails et de CVs, un entretien se précise pour aller travailler dans une pommeraie. A priori, le boulot commencerait peu après la mi-novembre et s’arrêterait juste avant la période de Noël. L’employeur nous donne rendez-vous pour un entretien, cinq personnes en même temps : moi, Michael et les trois Argentins de l’auberge. Nous nous entendons tous bien et l’occasion semble trop belle de trouver un boulot tous au même endroit. Pourtant, après un entretien plus qu’informel, l’affaire est conclue. Nous allons pouvoir utiliser le véhicule des Argentins pour faire du covoiturage, ce qui signifie pour moi que j’ai un moyen de transport tout trouvé, que les frais de carburant seront divisés par cinq et qu’en plus on va pouvoir bosser ensemble : plutôt pas mal.
Nous travaillons dans les vergers à une opération de sabotage : débarrasser les pommiers de leurs pommes. Les dégâts sont pourtant orchestrés et utiles, car les jeunes pommiers doivent atteindre un certain âge et une taille minimale avant que l’on puisse les laisser développer leur fruits. Pour les arbres plus grands, la destruction est plus raisonnée, et il s’agit seulement d’espacer les fruits sur les branches pour que ceux qui restent puissent grossir sans entrave. Comme toutes les opérations de ramassages de fruits qui sont très populaires auprès des travailleurs-voyageurs, le boulot ne demande pas une activité neuronale intense. Chacun est responsable d’une rangée d’arbres dans les vergers, et quand la rangée est finie on passe à la suivante. Musique dans les oreilles et bonne ambiance, un responsable qui passe rapidement jeter un œil une ou deux fois dans la journée histoire de, le niveau de stress n’atteint pas des plafonds records. La seule véritable menace est le soleil qui, les jours où le ciel est dépourvu de nuages comme c’est de plus en plus souvent le cas, cogne avec une violence rare. Armure de crème solaire à indice de protection élevée indispensable. Nous entamons le boulot à 7h, et après une pause d’un quart d’heure dans la matinée et une demi heure pour déjeuner, nous terminons la journée à 15h15, ce qui, malgré huit heures de travail, nous laisse une bonne partie de l’après-midi de libre. Le travail n’est pas des plus enrichissants mais dans ces conditions, nous n’aurions pas pu trouver mieux.
La fin des vacances prend aussi une autre forme moins réjouissante. À l’auberge, l’ambiance générale est en train de changer. Le responsable commence à épuiser tout le monde à monopoliser la parole à chaque fois qu’il est présent autour de la table. Impossible de discuter, il faut écouter ces récits qui auraient pu être intéressants mais qui sont sans cesse centrés sur sa personne. Ses playlists reggae et électro tournent en boucle tous les jours et finissent par taper sur les nerfs, et là aussi, il impose ses choix sans le réaliser véritablement, et ce malgré les remarques de plusieurs d’entre nous demandant voix au chapitre. C’est quand même problématique, quand on est gérant d’un backpacker, de ne pas savoir écouter ses hôtes et de ne jamais leur poser la moindre question sur qui ils sont et ce qu’ils font. Après un mois et demi à ses côtés, à l’exception de comment ça va et de quelques rarissimes moments d’altruisme, il ne m’a jamais rien demandé sur moi, ni sur personne d’autre d’ailleurs. Quand il n’est pas à la table, les discussions sont tout de suite beaucoup plus ouvertes, tout le monde peut parler, dialoguer, sans avoir à écouter une fois de plus ses épuisants monologues où les figurants que nous sommes n’ont qu’à hocher la tête en signe d’approbation.
Au demeurant, je ne retire rien de ce que j’ai dit à son égard : c’est quelqu’un de fabuleusement serviable, qui est dévoué à son auberge et fait tout son possible pour qu’elle soit agréable. Mais dès qu’il commence à nous raconter une fois de plus les mille et une merveilles de sa vie, tout le monde décroche, les yeux dans le vague, et chacun tente avec subtilité de quitter les lieux pour un prétexte quelconque.
Et puis notre petite bande de potes commence sérieusement à s’étioler. L’auberge, qui officiellement est toujours en attente d’une accréditation qui n’en finit pas d’arriver, est dans un statut étrange, pas tout à fait ouverte, pas tout à fait fermée. Le responsable ne peut plus vraiment accueillir de nouvelles personnes et le lieu n’est plus occupé que par une petite dizaine de résidents permanents, proprio compris. Les journées commencent un peu à se ressembler, une douce monotonie s’installe.
Pour toutes ses raisons, nous finissions par prendre la décision de partir, tous les cinq. Nous avons trouvé une petite maison qui fait un peu auberge pour voyageurs dans un autre bled, plus proche du boulot, et moins cher de cinquante dollars par semaine.
Donc, le grand départ. Tu parles. Notre exil sera de courte durée. Premier soir dans notre nouvelle demeure et le mirage se dissipe : nous comprenons un peu tard que les cinquante dollars de moins par semaine ont leur raison d’être. L’endroit est absolument bondé. Chaque centimètre carré est couvert par des bagages, des sacs de bouffe ou des êtres humains. En très large majorité, des Asiatiques. Certains sont sympathiques mais la plupart restent entre eux, parlent entre eux et pour nous, c’est du chinois (probablement pour eux aussi, d’ailleurs). Il y a une seule douche pour peut-être vingt personnes, qui propose deux options : eau chaude ou pression, au choix. Deux toilettes. Le pire est probablement la cuisine où trouver un petit coin pour faire chauffer le moindre truc relève de l’exploit. Mais les chambres, bien qu’assez petites, sont propres et pas fondamentalement désagréables malgré les lits superposés.
Très vite, dans notre petite bande, ça déchante. Les débats ne s’éternisent pas longtemps avant de décider qu’on ne va pas rester. Problème, ici, on paye à la semaine, ce qui signifie que l’on est normalement coincés là pour au moins sept nuits. Personnellement, je pense que c’est faisable, j’ai été à bonne école et appris à tolérer beaucoup des hébergements plus ou moins douteux. Pour mes quatre compagnons, c’est l’enfer. Eux qui n’avaient en tête qu’une idée fixe, quitter notre auberge de Nelson, ne pensent plus qu’à une chose : y retourner. Leur quasi panique me fait un peu rire. Après une négociation un peu houleuse avec la propriétaire, nous parvenons à un accord et moyennant une nuit chère payée, nous pouvons repartir dès le lendemain. Retour à la case départ, nous retrouvons nos jolies chambres confortables de Nelson, mais aussi tout ce que nous avions voulu quitter.
Dans les jours et les semaines qui suivent, le boulot nous procure un échappatoire, mais le soir, de retour dans nos pénates et malgré de nouveaux arrivants, ce n’est définitivement plus pareil. Le travail, s’il procure une entrée d’argent bienvenue, nous oblige aussi à rester ensemble et à demeurer dans les parages. Si je partage beaucoup plus de choses avec les Argentins depuis que nous faisons voiture commune, entre Michael et moi un mur se construit peu à peu. Nous partageons la même chambre et plus grande chose d’autre. Je ne saurai pas dire ce qui précisément a fait changer la situation aussi radicalement. Peut-être simplement le fait d’avoir vécu côte à côte pendant près de trois mois, presque chaque jour. Si je n’ai pas l’impression d’avoir tellement modifié mon attitude à son égard, lui est terriblement distant, au point certains jours d’être très irritable ou de m’ignorer complètement. Bon. J’imagine qu’il veut de l’air, il a peut-être ses raisons et j’évite de lui marcher sur les pieds. Ça n’en reste pas moins très désagréable, surtout quand vous dormez à quelques mètres l’un de l’autre. J’estime avoir été honnête vis-à-vis de lui et je ne crois pas avoir mérité d’être ainsi dédaigné.
Tout cela a accéléré mon envie de partir. Le boulot est devenu de plus en plus laborieux une fois que nous sommes passés à un nouveau verger où les arbres beaucoup plus grands étaient couverts de pommes. Payés au rendement, il nous fallait parfois trois jours pour venir à bout d’une rangée. Et lorsque vous êtes payés au rendement plutôt qu’à l’heure en Nouvelle-Zélande, si le travail fourni est insuffisant pour atteindre le taux horaire, et bien tant pis pour vous, vous ne toucherez même pas le salaire minimum.
Bruits de couloirs et murmures s’insinuent un peu partout à l’auberge. Les ragots et les coups bas m’ont toujours semblé une plaie de l’existence : il devient urgent de trouver la porte de sortie. Arrivé mi-décembre, le travail touche de toute façon à sa fin et plus rien ne me pousse à rester ici, malgré de très chouettes derniers moments. Les Argentins partent d’ailleurs aussi pour des raisons similaires, à la recherche de boulot plus au sud. Je ferai de même, mais je tracerai à nouveau ma propre route, en solitaire. Et une fois cette décision prise, ce choix si simple, c’est incroyable comme tout se délie, comme toutes ces attaches virtuelles se brisent et me laissent soudain un peu incrédule, sur la route, moi et ma liberté retrouvée.