NZ 10 : L’apprenti fermier

Je n’ai pas tellement eu à bouger car ce nouveau wwoofing n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la brasserie. Me voilà encore plus près du magnifique Mont Taranaki, qui domine la région et sur lequel mon nouveau lieu de résidence, une jolie maison perchée sur une colline, a une vue imprenable.

Ils sont six à vivre ici, ou plutôt étaient, les deux plus grands rejetons ayant quitté le domicile familial. En plus des parents, restent donc un garçon de 16 ans et une fille de 18 pour me tenir compagnie. Mon boulot ici sera composé d’une multitude de tâches diverses et variées, dont l’une, récurrente, sera le service restauration de la ménagerie du coin : poules, canards, lapins, cochons, oies, ânes, vaches, moutons, ainsi qu’un chien et un chat.

Mount Taranaki

Deux jours après mon arrivée, les parents doivent s’absenter pour quatre jours dans le sud du pays pour la remise de diplôme de leur fille aînée. Je vais donc devoir m’occuper de tous les bestiaux, et l’on me confie en plus quelques petits jobs à droite et à gauche : couper du bois, ramasser des branches, nettoyer des ruches, creuser une petite tranchée d’écoulement d’eau dans le jardin, etc.

Les deux premiers jours, j’apprends donc les rudiments du métier de fermier avec la proprio qui reste à travailler à la ferme, son mari travaillant en « ville » et les deux enfants allant à l’école. Bon, rien de sorcier a priori, la petite liste des bestioles à nourrir, je l’ai déjà en France quand mes parents s’absentent et que je garde la maison. Changer les vaches d’enclos en revanche, si je l’ai vu faire par mon voisin agriculteur, je ne m’étais jamais personnellement prêté à l’exercice : là non plus, rien de fondamentalement compliqué, les bovidés connaissent le chemin.

Voilà, nous sommes donc un jeudi soir quand le couple s’absente, ce qui me laisse jusqu’à mardi matin responsable en chef. On m’a donné des consignes relativement vagues, je pense qu’ils me font confiance, ce qui est à la fois gratifiant et un peu inquiétant. Quand on découvre un nouveau travail, on réalise assez vite que tous les petits détails qui sont censés aller de soi ne sont pas forcément si évidents à cerner. Mais après tout, les deux enfants seront dans les parages pour me filer un coup de main si besoin, et puis, qu’est-ce qui pourrait mal se passer…

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Pour que vous puissiez savourer pleinement les grands moments de solitude qui vont suivre, je m’en tiendrai à un récit chronologique des faits. Afin de préserver le réalisme des situations dépeintes, un langage peu châtié y sera parfois employé.

Vendredi : Les deux grands gamins partent à 8h du matin à l’école, et me disent qu’ils ne rentreront que tard le soir. Donc, je suis tout seul pour aujourd’hui. N’importe qui un peu malin en aurait profité pour glander toute la journée, moi je me sais investi d’une tâche, j’vais leur montrer comment un petit Français va mener leur cheptel tambour battant. Le nourrissage de la volaille et des lapins se passe sans encombre, j’ai mon petit papier à la main et je prends bien soin de tout faire comme il faut, pour un peu je compterais les grains de blés à donner aux poules. Puis vient le moment de m’occuper des quatre ânes qui résident au milieu du jardin. Ils ont une clôture électrique amovible qu’il faut déplacer chaque jour pour qu’ils puissent aller brouter un peu d’herbe fraîche sur une autre portion de gazon. Les ânes sont un peu bêtes, même quand il n’y a pas de courant ils ne cherchent pas à transgresser la ligne blanche et restent dans le périmètre. Je dois donc défaire la clôture, déplacer les piquets, remettre la clôture. Demeure une très bonne question : ces benêts d’ânes, ils restent au coin pendant le processus de démontage/remontage et attendent sagement que j’aie fini, ou ils en profitent pour se faire la belle ? Je vous laisse deviner… Pas de panique, pensais-je, l’autre jour ils s’étaient aussi barrés, et la madame elle a pris une corde, elle l’a passée autour du cou du leader du groupe, et tout le monde a suivi sagement et est rentré dans l’enclos sans faire de chahut. Je vais donc réinstaller l’enclos et les faire rentrer ensuite, me dis-je, sourire aux lèvres, tout auréolé de naïveté. Quelques minutes plus tard, l’enclos est en place. J’ai gardé un œil sur les ânes qui ne se sont pas trop éloignés. Parfait, pensais-je, sans réaliser que je vivais là ma dernière seconde de belles illusions. On dit « têtu comme une mule » : je veux bien croire qu’elle tient ça de son père. Non seulement les ânes n’en ont à peu près rien à faire que je gesticule autour d’eux, mais en plus ils s’aventurent où ils ne faut pas : allons manger (et piétiner allègrement) ces bonnes salades et choux du potager. Moi, je brasse beaucoup d’air sans grande efficacité. Les deux plus jeunes ont peur de moi et s’enfuient à peu près partout sauf dans l’enclos, les deux autres bougent surtout quand ça leur chante. Or il semblerait bien qu’entre rentrer dans ce petit enclos tout pourri et rester à l’extérieur avec toutes ces bonnes choses appétissantes, leur décision soit prise. Je n’ai jamais beaucoup aimé les chevaux, après un quart d’heure passé à courir après ces foutues bourriques, je voue une haine infinie à leurs cousins. J’essaie la technique de la longe. On ne m’a pas du tout montré comment la passer autour du museau du bestiau, et d’ailleurs c’est un simple bout de corde : je le ficelle comme je peux, du mieux que je peux. Je ne sais pas du tout si je serre trop ou pas assez, si je passe la corde où il faut. Surtout, je ne sais pas trop comment va réagir l’animal, j’essaie d’avoir l’air parfaitement sûr de moi, paraît que ces bestioles là sentent la crainte ou la méfiance chez les humains. Bon, on ne peut pas dire qu’il soit particulièrement rétif, mais il en a juste rien à carrer, de mon tricotage autour de son museau. Même quand je réussis un semblant de truc pour le tenir en laisse, j’ai beau l’inciter diplomatiquement à bouger, puis, les pourparlers ayant échoué, tirer sur la corde tant que je peux, il n’en a strictement rien à foutre.

Je passe ainsi une bonne heure à courir après ces quatre ânes, à tenter de les faire avancer en anglais, puis à jurer tout ce que je peux en français, rien à faire. La situation n’annonce mal : si je ne reste pas à les surveiller, les canassons vont faire un ravage dans le potager, et personne ne rentre à la maison avant tard le soir. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’aurais préféré : voir quelqu’un arriver au milieu de cette débâcle, ou tenter de sauver la situation moi-même, et par la même un peu de mon honneur. Je suis épuisé, dominé par un mélange de rage et d’impuissance. Je me calme, j’essaie de trouver une solution. Plutôt que d’essayer de les faire rentrer dans l’enclos au milieu du jardin, j’opte pour une option longue mais que j’espère payante : défaire la quasi totalité de l’enclos et repositionner les piquets de façon à former une sorte d’entonnoir contre la clôture du jardin, ou j’espère pouvoir pousser ces enfoirées de bourriques. Ça prend du temps, et il est difficile de tendre le fil électrique tant qu’il ne forme pas une boucle. J’y parviens, et après d’autres nombreux crapahutages, un âne rentre, puis les deux petits, et… et… et le dernier aussi. OK, je cours, je vérifie que le fil est tendu, oui, c’est bon, vite, fermer, fermer ce putain d’enclos de merde. Et je le ferme, et je jette un regard circulaire autour de moi : tout est en place, les ânes sont dans l’enclos. Je pousse un cri de joie et de libération qui a dû s’entendre jusque dans le fin fond de la vallée. Je n’aurais pas été plus heureux si j’avais gagné au Loto. Bordel de putain de bordel de merde. Je vérifie dix fois que tout est bien tendu, que la clôture ne va pas s’affaisser et libérer ces quatre chevaux de l’Apocalypse. J’ai bien dû passer près de deux heures à jouer à chat avec ces sales bêtes. Mais c’est bon, la situation est sous contrôle, et les dégâts infligés au potager somme toute limités. Je me jure désormais ne plus jamais déplacer les bourriques sans le soutien technique et moral d’un membre de la famille.

Donkeys

Le lendemain, samedi, le fils des proprios dispute un match de rugby, et sa sœur le conduit sur place. Ils partent en début de matinée et me disent qu’ils ne seront de retour que vers 15h. Donc, me voilà à nouveau seul maître à bord, ce qui, en repensant à ma chevauchée fantastique d’hier, m’enchante déjà beaucoup moins. Je leur raconte (en omettant quelques détails) mes « légers soucis » de la veille. On décide de déplacer les ânes ensemble à leur retour, et je reprends mes activités quotidiennes. Tout se passe à peu près bien et en une demi heure, j’ai fini ma séance quotidienne de remplissage de mangeoires en tous genres.

Je jette un œil sur les autres activités au planning, et me décide à creuser cette petite tranchée d’écoulement d’eau dans le jardin. Facile. Trois coups de pelle plus tard, c’est le naufrage. J’ai percé une conduite d’eau. Oooh, bordel… (long soupir de dépit). J’ai envie de poser une question : pourquoi m’avoir fait creuser une tranchée juste à l’endroit où le tuyau d’arrivée d’eau passe, j’veux dire, ils devaient savoir que c’était pas loin, le tuyau ressort un mètre plus loin. D’accord, d’accord, moi aussi, j’aurais pu le soupçonner, mais bon, on me dit « tu creuse ça ici », moi, je creuse ici. Bon, il va falloir agir, je cherche le moyen de couper cette fontaine imprévue. Aucune idée d’où vient l’eau, et bien sûr personne pour me renseigner. Je me résigne à passer un coup de fil à la proprio, qui m’indique bien gentiment (et peut-être avec un peu de pitié dans la voix) l’emplacement des vannes. Elle me précise que ça coupera non seulement l’eau dans tout le jardin, mais aussi dans la maison. Me voilà donc sans eau courante, à attendre le retour du fiston qui, paraît-il, saura réparer ça.

Mon second problème de la journée se présente assez vite : j’ai perdu le chien. La proprio m’a dit de tous les jours le détacher quand je nourris les bêtes, et de le rattacher ensuite. La veille, il était dans les parages, aujourd’hui j’ai beau m’époumoner, impossible de savoir où il est parti. Bon, je me dis qu’il connaît le chemin, qu’il va bien revenir. Je continue à m’affairer à d’autres activités, tout en me disant que ça serait bien qu’il revienne, ça m’arrangerait de n’avoir pas cinquante problèmes à recenser à la fin de la journée. Le temps passe, pas de chien, malgré mes appels répétés et mon ratissage de la propriété. Je commence sérieusement à m’inquiéter.

Je décide, ne pouvant pas faire grand chose de plus, de me charger d’une autre de mes activités quotidiennes, qui consiste à sortir les vaches de leur enclos pour les emmener brouter dans une portion champ (ce qui a le double avantage de les nourrir et de tondre la pelouse) puis à les ramener dans leur enclos après deux ou trois heures. Un peu la version grand format du déplacement des ânes, sauf que la vache est beaucoup plus aisée à manœuvrer, il suffit de quelques mouvements de bras pour la faire avancer ou fuir (selon son degré de couardise) devant soi. Je l’ai fait la veille et tout s’est bien passé. Aujourd’hui, je dois délimiter une portion de champ le long d’un chemin, et y mettre les 25 ruminants qui constituent le cheptel.

Je crois que les choses vont enfin tourner en ma faveur Après avoir vociféré dans les collines alentours après ce foutu clebs, je l’aperçois enfin, au loin sur le chemin. Jamais été aussi content de voir un chien (ce job vous ramène décidément à des plaisirs simples…). C’est un bon clébard, obéissant et tout, et il me suit sans rechigner. Je retourne l’attacher à sa niche et je reprends mon installation : plantage de piquets, déroulage de fils, connexion au courant électrique, punaise, c’est que je deviendrais bon. Mon enclos fièrement en place à l’emplacement prévu, je vais chercher mes Marguerite. Elles rentrent toutes sans rechigner dans l’enclos, et, triomphant, je referme derrière elles ma clôture. C’est la gloire. Je jette un dernier coup d’œil avant de m’en retourner vers la maison pour aller manger un morceau. Elles ont l’air un peu serrées, quand même… Elles s’agitent, et puis le terrain est en pente et comme il a pas mal plu dernièrement, elles glissent un peu partout, et se concentrent toutes au même endroit. Mouvement de foule. L’une d’elle se met à courir, et quatre ou cinq suivent. Elles foncent sur la clôture, avant de s’immobiliser, juste à temps. Oooh, je la sens mal, cette affaire… En effet : pas plus d’une dizaine de seconde plus tard, un nouveau mouvement de panique, né sans raison apparente dans leur petit cerveau étriqué de bouffeuses d’herbe, s’empare du troupeau. Je vois tout mon bel ouvrage valser, les clôtures volent, et en moins de cinq minutes les voilà libres comme l’air, à brouter partout là où il ne faut pas… PUTAAA***** !! J’envoie voler les poteaux, dégomme tout ce qui reste de mon chef-d’œuvre. Je me défonce la jambe contre une barre de fer au passage, ce qui est assez douloureux. Je prends très fort sur moi pour me calmer et réfléchir. Si je refais l’enclos et que je les y remets, le même problème va se produire. Je décide de les emmener dans un autre champ à proximité, plus vaste et où elles étaient deux jours plus tôt, qui contient encore de l’herbe verte à foison. C’est là que mes ennuis ont vraiment commencé.

Entre la théorie et la pratique, il y a un vaste fossé, j’allais assez vite m’en rendre compte. Je les rassemble tant bien que mal devant la porte du champ : elles refusent catégoriquement d’y rentrer, et pour cause : elles n’ont pas brouté leur content, et puis devant la porte, l’herbe est vachement plus savoureuse, et moins piétinée. Je passe une éternité à leur tourner autour, à essayer de les faire rentrer, à rattraper celles qui s’éloignent. Je ne peux décemment pas les pousser à la main, je crains toujours le mouvement d’humeur et le coup de sabot qui me détruira un genou. Bon, machine arrière, je décide de les ramener dans l’enclos de départ. Je les fais avancer sur le chemin, mais elles grimpent le coteau pour retourner sur la colline herbeuse qui le longe. Bordeeel… Je grimpe la colline à mon tour, je les force à redescendre, et c’est rigolo de voir comme ça ne marche pas du tout. D’un côté, vingt-cinq boîtes à lait qui ne pensent qu’à brouter cette herbe verte, de l’autre, un seul moi qui essaie de les faire descendre par un chemin précis. La scène devait être très comique à voir, j’en pousse trois par ici, cinq s’en vont par là, quatre autres à l’opposé et une dizaine file dans mon dos. Les minutes passent, je monte et descends la colline un nombre incalculable de fois, gaspille beaucoup d’énergie, glisse, me casse la gueule, c’est sans fin et surtout totalement vain, je n’arrive à rien. Mon calme relatif et déjà très émoussé par mon début de journée a cédé la place à l’exaspération, et l’exaspération à la rage. On a dû m’entendre vociférer à des kilomètres. Et pour compléter mon malheur, une pluie torrentielle se met à tomber. J’aurais vendu mon âme pour que le ciel foudroie ces ventres sur pattes. Je suis crevé, j’ai faim, je meurs de soif (et j’ai pas d’eau à la baraque), je suis trempé (et je peux donc me brosser pour la douche en rentrant), mais je carbure à l’adrénaline pure. Et pour finir, quand je n’y croyais plus, le ciel m’a envoyé son miracle et, je ne sais pas comment, mes vingt-cinq vaches étaient sur le chemin, et avançaient en ligne droite vers l’enclos grand ouvert, que j’ai refermé derrière elles. À ce stade, ce n’était plus de la joie, plus de la colère, juste de l’hébétement, et, zombifié, deux heures et demie après mon départ, je me suis traîné jusqu’à la maison, où le feu de bois avait pris soin de s’éteindre pour parachever le tableau.

The Magnificent Seven

Ce qui m’a fait chier, dans tous ces petits drames finalement pas bien graves, c’est qu’à chaque fois je me suis conformé à ce que l’on m’avait indiqué, j’ai fait du mieux que j’ai pu, et qu’à chaque fois ça a foiré lamentablement. J’ai déplacé la clôture des ânes et le faire tout seul sans qu’ils s’évadent tiendrait vraiment du miracle (le lendemain, on n’a pas été trop de trois pour le faire). J’ai creusé la tranchée là où on m’avait indiqué et pété le tuyau d’eau. J’ai lâché le chien pour qu’il puisse gambader et il s’est enfui. J’ai fait un enclos pour les vaches à l’endroit prévu et elles ont tout bousillé. Il m’a semblé que le destin cherchait à me faire comprendre subtilement qu’être fermier, c’était peut-être pas fait pour moi.