NZ 8 : Déracinements
Faute de boulot rémunéré (et faute aussi, il faut bien l’avouer, de motivation pour me donner corps et âme au premier boulot pourri venu), j’ai décidé de refaire du wwoofing pendant quelques temps. Quelques échanges de mails plus tard, me voilà dans la région de Bay of Plenty, à la fin du mois de juin.
Les quelques semaines passées auparavant à Auckland ont été vraiment très plaisantes, j’y ai rencontré beaucoup de monde et me suis trouvé avec la plupart des affinités, des sujets de discussions sans fin autour d’une bière ou d’un café. Sont-ils si différents, ces gens du monde entier qui par hasard se retrouvent ici avec moi, des gens de ma génération que je côtoie en France et qui si souvent m’insupportent par des discussions si vaines, creuses, limitées ? Ont-ils réellement quelque chose en plus, une ouverture d’esprit, une curiosité née de cette envie de voyager que tous partagent, ou bien est-ce essentiellement moi qui suis plus ouvert, plus curieux, plus sociable avec eux qu’avec mes compatriotes ? Sans doute un peu des deux. Et puis, je n’oublie pas que nous sommes tous ici de passage, et parce que nous ne sommes pas plongés dans un quotidien qui par nature renvoie à la monotonie, nous sommes plus enclins à trouver chez ces autres itinérants des sujets de partage intéressants.
Je suis néanmoins parti une fois de plus sans regret, quelques contacts en poche, sentant qu’il me fallait changer d’environnement sous peine d’y stagner. Je réalise que les moments les plus difficiles, mais aussi les plus intéressants, dans le voyage, ce sont les départs et les arrivées, les découvertes, les chemins qui bifurquent et se rejoignent, et pas tant le quotidien, les routines qui se réinstallent, les journées dont on ne se souvient pas.
Après quelques heures de bus, j’arrive donc sans encombre, je découvre mon nouveau cadre de vie, mon nouveau chez moi pour quelques temps. Et ma nouvelle famille, par la même occasion. Atypique, elle est composée d’une mère et de son fiston de deux ans, et de son cousin. Ils sont tous les trois Italiens, enfin, tous les deux virgule cinq : le papa du bambin est Kiwi. La mère habitait avec son ex-mari dans cette grande maison, mais depuis leur divorce, elle vit seule ici avec sa progéniture, son cousin n’étant là que pour quelques mois afin de lui donner un coup de main pour le jardin. « Donner un coup de main pour le jardin » pourrait donner l’impression qu’il s’agit de tondre la pelouse et de couper deux ou trois branches qui dépassent : non. Le jardin ici, c’est un territoire à conquérir, des vallées, des étangs, des arbres à profusion, de la verdure en pagaille. Voilà quelle va être notre tâche à nous aussi, wwoofers de passage ici. Il s’agit de rendre un peu plus civilisés ces près de trois hectares de terrain joliment aménagés mais qui ont besoin d’un bon coup de rafraîchissement. Notre hôte, désormais perdue dans cette propriété immense, veut vendre, et pour ce faire elle tient à ce que le jardin soit un peu plus présentable.
Personnellement, mes rapports avec le jardinage s’étaient jusqu’alors limités à quelques actions épisodiques, quelques maniements de tondeuse à gazon et vagues coups de sécateurs. Plongée directe dans le grand bain, donc. Le boulot consiste à débarrasser les plates-bandes de l’invasion des cerisiers sauvages plantés absolument partout par le hasard et les oiseaux de passage, à éradiquer les mauvaises herbes (dont la définition est laissée à notre appréciation), à ramasser les feuilles, à couper les branches mortes ou qui empiètent sur les chemins, à broyer, à l’aide d’une machine, lesdites branches en copeaux que l’on répartira ensuite sur les plates-bandes pour empêcher les mauvaises herbes de repousser. Et plein d’autres petites activités diverses, des coups de main à droite et à gauche, un peu d’entretien dans la maison, des livraisons de bois dans les alentours, du nettoyage et du tri dans les diverses granges que compte le domaine.
Nous travaillons dans une liberté quasi totale, vingt-huit heures par semaine, soit l’équivalent de quatre heures par journée d’hébergement et d’estomac rempli. La confiance de la proprio est vraiment agréable : nous notons nos heures dans un petit carnet, et libre à nous de travailler quand nous voulons dans la semaine, dans n’importe quel coin du jardin, sans personne pour nous surveiller ou nous dire comment utiliser notre temps. Du coup, nous bossons tous avec assiduité, conscients de cette situation privilégiée, et dans une bonne humeur générale. Il faut dire que la proprio n’est pas une experte du jardinage, mais, comme elle le dit si bien, « plants are forgiving », alors taïaut, taillons, arrachons, aménageons comme bon nous semble, tant que le résultat a meilleure mine avant qu’après. Chacun sait bien, de toute façon, que ce n’est pas la taille qui compte.
Le cousin parle à peu près aussi bien anglais que je parle italien, c’est dire si au départ nos échanges sur fond de bruit de tronçonneuse avaient une poésie nébuleuse très singulière. Mais avec une bonne dose de mouvements de mains dans tous les sens et dans un sabir anglo-franco-espagnolo-italien, nous parvenons assez vite à nous comprendre sur l’essentiel. Parfois, d’autres wwoofers me demandent ce qu’il vient de dire ou de demander, sous prétexte que je balbutie trois mots de plus qu’eux avec lui. Et quand mes talents de traducteur sont impuissants, je me contente de hausser les épaules, avec le sourire, et tout le monde sourit aussi et se remet au boulot : bah, ça ne devait pas être si important que ça.
J’ai l’air de laisser penser, en employant ici des pluriels, que nous sommes un bataillon complet de wwoofers à nous activer dans ce jardin : je tiens à préciser que c’est tout à fait le cas. Je suis la troisième personne à venir travailler ici, au moment de mon départ, nous étions sept. Sachant qu’avoir chez soi, en permanence, deux ou trois personnes à nourrir et loger, c’est déjà pas mal, à sept, la maison a pris des allures d’auberge de jeunesse. Pour la proprio, d’une gentillesse et d’une disponibilité à toute épreuve, devoir préparer des repas pour cette immense tablée, plus devoir s’occuper d’un môme de deux ans, c’est à la fois très satisfaisant et totalement épuisant. Je crois qu’elle n’a pas tellement pris la mesure de la situation, nous étions les premiers wwoofers qu’elle accueillait, et, emballée par l’idée, elle a ouvert grand ses portes à qui voulait bien venir. Quand elle a commencé à refuser du monde, trop tard, l’invasion était là. Plusieurs fois, nous avons rendu visite à certains de ses amis pour récupérer un lit pour « dépanner », de façon plus ou moins définitive.
Au cours des trois semaines que durera mon séjour ici, j’ai partagé mon quotidien avec quatre Allemands, deux Anglais et deux Français, tous de compagnie très agréable. J’ai appris à faire du compost, autrement qu’avec la méthode que j’employais jusqu’à présent qui consistait essentiellement à mettre les déchets biodégradables dans un gros tas informe au fond du jardin. La météo est la plupart du temps de notre côté, et il y a plus désagréable que travailler dehors au soleil en t-shirt en plein hiver. Surtout quand on sait qu’à la fin de la journée, on partagera un repas toujours excellent, et qu’on va échanger, discuter, essayer de ne pas trop rire aux tripatouillages alimentaires du bambin, bref, simplement partager un bon moment. Comme moi, les autres wwoofers présents ont plutôt des tempéraments calmes, ce qui contraste assez nettement avec la proprio qui maintient un débit de paroles constant et une effervescence qui donnent parfois un peu le tournis. Avec le rejeton qui livre bataille en permanence contre un niveau sonore modéré, c’est parfois difficile de trouver le calme après la tempête, car la tempête ne s’arrête que rarement. Surtout, il est difficile d’avoir un moment à soi car un ou plusieurs membres de cette petite communauté s’agite toujours plus ou moins dans les parages : à la fin de mon séjour cela finira par me peser.
Mais l’expérience est dans l’ensemble un condensé de bons moments, d’autant que tout le monde est très sociable et essaie du mieux possible que les choses se passent bien. Pour notre hôte, malgré tout le boulot que ça représente, c’est aussi beaucoup de joie, et surtout de la vie pour meubler toutes ces pièces jusqu’alors vides.
Le fiston est le centre de toutes les attentions. C’est une pile électrique jamais déchargée. Il baragouine dans sa langue à lui un mélange d’italien et d’anglais qu’il enregistre de ses parents respectifs, et comprend très bien les deux. Il est souvent disponible pour faire un caprice par-ci par-là ou pour balancer à peu près tous ses jouets et livres un peu partout, mais avec sa petite gueule d’ange, sa mère et à peu près tout le monde ici est à ses pieds. Pour sa défense, j’ai rarement vu un môme chouiner si peu pour tous les gnons qu’il se ramasse, à courir tout le temps plus vite que ses guibolles peuvent le porter. Si la maman est un peu mère-poule (mama italienne oblige), elle lui inculque aussi de bonnes habitudes, et il est plutôt facile à vivre. En revanche, il a un besoin de compagnie permanent. Bonne poire, je suis vite devenu le lecteur attitré de Monsieur. Quand, au bout de quelques jours, j’ai commencé à lui lire des histoires (mieux que n’importe qui, il faut croire), j’ai acquis un statut privilégié qui me vaut chaque matin d’entendre répétée dix fois une petite bouillie de syllabes qui ressemble à mon prénom quand je franchis le seuil de la salle à manger. Les petites pattes trépidantes accourent très vite pour me tirer par le doigt vers le canapé où la pile de bouquins attend déjà. La moitié d’entre eux est en italien, ce qui n’est pas vraiment un problème majeur au vu de la complexité de la littérature en question. C’est un vrai garçon, et il nourrit une passion dévorante pour les livres avec des camions, des pelleteuses et autres machines de chantiers. Personnellement, j’essaie bien de temps en temps de lui proposer les autres livres avec des gentils animaux mignons pour changer de ces putains de camtars, mais non, sadique, « altra, altra ! », le petit doigt tapote avec envie sur ce foutu bouquin avec des machines à roues. Je me vois donc broder généreusement des péripéties trépidantes pour ces histoires qui ne le sont pas, afin de ne pas devenir fou à relire cinq fois de suite le même livre et voir des pelleteuses hanter mes nuits. Mais il écoute mes élucubrations avec une telle attention que j’en viendrais presque à croire que je raconte des choses intéressantes quand je narre l’épopée de ce camion qui va livrer des caisses d’une ville à une autre. Ça lui fait plaisir, je mentirais en disant que ça me déplaît, et surtout maman peut souffler un peu dans l’intervalle.
Un soir, nous n’étions plus que trois, elle, moi et un autre wwoofer, à discuter autour de la grande table du salon. Le poêle à bois ronronnait derrière nous, et, une tasse de café à la main, elle nous parle de sa vie, tiraillée entre deux mondes séparés par des milliers de kilomètres : sa famille, ses amis, sa vie en Italie, et puis son fils, qui est tout pour elle, né d’un papa néo-zélandais qu’aujourd’hui elle déteste et qui la retient ici, en Nouvelle-Zélande. Elle nous l’a exposé de façon si simple, si terrible : « Si je pouvais, je repartirais aussitôt en Italie. Mais je ne peux pas emmener mon fils avec moi. Son père est ici, et il a le droit de le voir. Et mon fils, je ne veux pas le laisser derrière, ça jamais. Je suis piégée dans ce pays. ».
J’ai toujours pensé qu’en ayant un enfant, on prenait une responsabilité immense, un engagement à vie aux conséquences inconnues mais définitives. La question n’est pas tant de savoir si avoir un enfant, c’est beaucoup de bonheur ou beaucoup de problèmes (c’est probablement les deux), mais bien de savoir si l’on est prêt à assumer que notre vie devienne par la suite totalement autre chose que ce qu’elle était auparavant. La vie ne s’arrête pas en devenant parent, on continue à faire des choses, et peut-être la vie devient-elle plus formidable, je ne sais pas. Mais ce que l’on fera sera différent, irrémédiablement. C’est un deuil de liberté qu’il faut être prêt à assumer, et je reste toujours fasciné devant ceux qui font ce choix avec facilité : vous êtes soit beaucoup plus décidés, soit beaucoup plus inconscients que moi concernant la suite de votre vie.
Au bout de trois semaines, pour moi qui ai besoin de changer d’horizon comme pour la proprio qui commence à saturer, il était nécessaire de quitter les lieux. Et si je suis parti de mon précédent lieu de wwoofing le cœur léger, il est moins facile ici de quitter ce grand carré de verdure ensoleillée que l’on a contribué à embellir, et surtout cette jolie famille agrandie où tout le monde a trouvé sa place, moi y compris. On s’échange des photos ainsi que les adresses e-mail, les numéros de téléphone et autres connexions technologiques afin de conserver un lien à la solidité encore une fois aléatoire. Peut-être reverrai-je plus tard les deux Français avec qui j’ai senti que je partageais un peu plus que le statut d’« ami facebook », qui sait, on pourrait même faire un bout de chemin ensemble dans quelques temps.
Qu’est-ce que je suis venu chercher ici, en Nouvelle-Zélande ? Qu’est-ce que je suis venu trouver ? Cela fait déjà plus de trois mois que je suis dans le pays, sans que j’aie vraiment réalisé (que je me sois réalisé ?). J’ai questionné autour de moi, savoir ce que chacun faisait ici. Certains font une année de césure après leurs études ou après des années de boulot, et passent cette année à traverser les monts et les vaux de la Nouvelle-Zélande (et Dieu sait s’il le valent, ces vaux). C’est un joli projet, loin du petit voyage dépaysant de quelques semaines de vacances qui viennent égayer l’année morose du plus grand monde ; un projet qui permet au pays de venir à soi quand beaucoup ne font que venir dans le pays. Et pourtant j’ai peu à peu réalisé qu’il n’y avait pour certains pas une grande différence de nature entre ces deux types de voyages, surtout une différence de durée. Voir plus de choses, traverser tout le pays du nord au sud, d’ouest en est, quadriller, ne rien manquer, « faire » la Nouvelle-Zélande. Je suis venu ici avec assez peu de certitudes dans mes bagages, et cette idée me semblait intéressante, un parcours possible. Aujourd’hui je ne suis pas sûr que ma route soit sur toutes les routes, et si j’ai vu des jolies choses depuis mon arrivée, j’ai beaucoup plus appris en étant avec les gens.
Je commence aussi à voir des balises se dessiner à l’horizon, des repères dans le futur, ce qui pourrait venir dans les prochains mois, et puis ce qui pourrait venir après la Nouvelle-Zélande. Depuis quelques temps, mes pensées s’égarent aussi sur les confettis du Pacifique.
Il y a quelques jours, j’ai lu L’homme qui s’évada d’Albert Londres (aussi connu sous le titre Adieu Cayenne !) publié en 1928. Il y raconte le récit de l’évasion du forçat Eugène Dieudonné, emprisonné, probablement à tort, entre 1913 et 1926 dans les bagnes français de Guyane pour sa participation supposée aux braquages et meurtres de la bande à Bonnot.
Vers la fin de l’ouvrage, Londres prête cette jolie phrase à son personnage principal : « Une valise, on dirait que c’est la liberté qu’on a dans la main. »