NZ 6 : Transitions, transmissions
Fin mai
Un mois, et une étrange petite boucle. Ça fait un mois que je suis à travailler au ramassage des olives, dans ce joli petit coin de Nouvelle-Zélande. Un mois que je suis monté dans le pick-up du couple d’agriculteurs, près d’Auckland Domain. Ils avaient un marché sur Auckland et ont profité de l’occasion pour me prendre. En les attendant ce jour-là, j’étais assis sur un banc et je regardais un match de rugby amateur. Un mois plus tard, un demi hasard fait que je suis assis à peu près au même endroit, devant un autre match, à attendre pour quelques minutes encore qu’ils rentrent du même marché. Une étrange petite boucle bouclée. Je me revois il y a un mois, avec des sentiments différents, dans l’attente, dans le doute sur ce qui allait m’attendre. Je me vois aujourd’hui, avec d’autres attentes, d’autres doutes. Si je rentre avec eux ce jour-là, après une petite journée de retrouvailles avec Auckland, avec des lieux, des visages connus, je sais aussi que je suis à la fin de quelque chose. Que je ne reviens dans le coin de Whangarei que pour une semaine avant un autre départ. C’est bizarre. L’impression, déjà, de dresser un bilan. Ça ne fait qu’un mois et demi que j’ai quitté la France, ce n’est que le début. Ça fait déjà un mois et demi que j’ai quitté la France, ce n’est déjà plus tout à fait le début.
J’ai revu des Français rencontrés à mon arrivée dans le pays, eux aussi sont de retour sur Auckland aujourd’hui. Échange de souvenirs et impressions sur le mois écoulé, le bon, le moins bon, les déceptions, les expériences intéressantes. Je suis content de retrouver des repères, tout comme j’étais content de les perdre un mois plus tôt. Quelques possibles perspectives d’avenir, des questions et des doutes pour eux aussi, ça va, je suis pas tout seul. Des retrouvailles qui font du bien après avoir été quand même un peu loin de la civilisation, là haut, dans mes champs d’oliviers. Ils sont à nouveau dans la même auberge qu’au début de leur séjour, ils m’ont dit que peu de choses avaient changé, ils ont revu pas mal de têtes connues, de gens qui n’ont pas quitté l’auberge de jeunesse de tout le mois. C’est terrible comme la routine peut vite vous retomber dessus, même à l’autre bout du monde. Je vais essayer d’éviter ça, ne pas rester par confort quelque part si je n’ai rien de plus à y faire, plus grand chose à y découvrir, plus beaucoup de nouveauté à explorer. De ne pas perdre un temps qui pourrait me manquer plus tard.
Début juin
La dernière semaine passée à la ferme a été un peu mouvementée, l’huile d’olive commençait à tourner au vinaigre. Avec la fatigue accumulée, des tensions apparaissent entre les deux agriculteurs, surtout quand lui décide qu’il faut aller plus vite, ce qui signifie souvent bâcler le travail, ce qui entraîne généralement un incident quelconque (caisses renversées ou écrasées par le camion, matos cassé, filets déchirés), et se conclue immanquablement par une séquence de cris et récriminations toujours unanimement destinés à sa compagne qui, bien souvent, n’y est pour rien. Elle encaisse, et moi au milieu je ne sais pas trop où me mettre. En aparté, je prends sa défense, elle me dit qu’elle laisse passer l’orage, que tous les ans, à cette période de l’année, c’est pareil. Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne raison pour ne rien dire, pas sûr non plus que ça soit à moi d’intervenir là-dedans.
En dehors du boulot, ils sont encore plus disponibles et attentionnés qu’avant, surtout qu’ils savent mon départ proche. Ils ne cessent de me remercier pour mon dur labeur effectué sans rechigner, m’écrivent même une très laudative lettre de recommandation. Pour l’une des dernières soirées, ils m’invitent dans une très chouette pizzeria généreusement meublée d’un joli bazar historico-kitch, où de vieilles photos de la région se disputent les murs avec une imposante tête de cerf empaillée et une planche de surf. Comme le coin est réputé tant pour son ambiance que pour sa bonne bouffe, les tables sont prises d’assaut, alors on en partage une avec d’autres clients. Et cette décision qui me semble pour le moins étrange dans mon esprit de Français se transforme en un très beau moment de partage et d’échange avec notamment quelqu’un qui, peut-être, pourra me trouver un job potentiellement intéressant et rémunéré sur Auckland. Pan dans ma gueule d’Occidental frileux.
Finalement, le jour du départ, je suis presque surpris de m’être autant attaché au coin, à ces deux individus qui n’étaient pour moi que des inconnus il y a seulement quelques semaines et qui m’ont ouvert leur maison (certes, il y a eu quelques désagréments, mais désormais pour moi tout ça m’apparaît très dérisoire), ont fait de moi un membre de leur famille, un ami, si vite. Je sens que je vais leur manquer, et même si je suis content de partir, ce serait mentir de dire qu’ils ne me manqueront pas un peu aussi. Je n’oublierai pas les barrières qu’ils ont levées pour moi lors de cette première plongée dans la vie néo-zélandaise.
Auckland n’a pas beaucoup changé, si ce n’est quelques degrés en moins, quelques gouttes de pluie en plus, quelques dortoirs un peu plus vides, à l’exception du soir du match de rugby de l’équipe de France contre les All Blacks. Je n’y suis pas allé, j’ai un peu regretté. Le prix des billets était un peu dissuasif, mais j’ai suivi le flot des spectateurs jusqu’aux portes du stade pour faire quelques photos, et l’ambiance vibrante faisait envie. Bon, je comprends à peine un quart des règles du rugby, je n’ai jamais eu pour ce sport une passion folle (bien que ma carrure m’y prédestinait (rires)) et voir le match dans un bar animé était aussi une chouette expérience. Il n’empêche, être si près d’un événement qui se déroule si loin, et ne pas y aller, c’était un peu couillon, même un tantinet antipatriotique. Il faudra quand même que j’aille voir un match à l’Eden Park avant de partir. Être dans le pays où le ballon ovale est religion d’État et ne pas aller au moins un jour à l’église pendant l’office serait dommage.
Je suis une fois de plus charmé par le pouvoir de rapprochement qui s’opère dans les auberges de jeunesse. On ne connaît personne et pourtant très vite on a un ami qui vit au Chili, un autre en République Tchèque, un qui vient de votre département natal (le monde est petit…), un dont on se souvient plus d’où il vient et trois dont on a déjà oublié comment ils s’appellent. On tisse une toile de liens plus ou moins tendus sur la surface du globe, et qui sait si un jour on ne tirera pas sur l’un de ces fils pour retrouver, à des milliers de kilomètres, un visage connu et une porte ouverte. Le premier soir de mon retour sur Auckland, je rencontre un Suisse qui vient de d’arriver de l’avion et a voyagé avec un Français qui habite à la Réunion. Ce dernier ne loge pas à l’auberge et doit bien avoir le double de la moyenne d’âge des résidents, mais avant même de le rencontrer, dans la description que m’en fait le Suisse, je sens que le personnage me fascine déjà. C’est un baroudeur, un vrai, de ceux qui ont fait du voyage un mode de vie, un besoin indispensable, au point de lui sacrifier tout ce que tout un chacun considère comme le parachèvement de la vie d’adulte : un travail stable et régulier, une famille nombreuse et heureuse, une belle maison avec une télé tellement grande qu’on peut compter les poils de nez de David Pujadas.
On va dîner tous les trois dans un petit resto pas loin, et naturellement, sa vie et les anecdotes de la bonne centaine de pays où il a posé les pieds deviennent le centre des discussions. Il n’en fait pas étalage pour autant, il est simplement content de partager, d’échanger. Depuis dix ans qu’il réside à la Réunion, il a trouvé le job idéal : prof de sport, il travaille à mi-temps six mois par an, et s’envole quelque part sur la planète l’autre moitié de l’année. Il laisse gracieusement sa baraque à une fille qui l’occupe et l’entretient en son absence. Passionné de sport, il va faire du parapente ou du kitesurf un peu partout, s’imprégnant au passage de paysages, de rencontres, de mondes si différents. Comment il s’est fait réformer du service militaire en faisant une grève de la faim de plus de dix jours. Comment il est un jour monté sur un bateau et s’est rendu compte en pleine mer que lui qui n’y connaissait pas grand chose en navigation était la personne la plus compétente à bord. Et puis, moi qui bois ses paroles avec des grands yeux écarquillés, tel Câline, Grignote et Benjamin devant les belles histoires de Père Castor (oui hé oh, ça va, on peut pas toujours avoir pour référence Balzac ou Chateaubriand), il nous dit que tout n’est pas toujours rose non plus, que c’est parfois un peu la galère, et de nous raconter une histoire de famille qui a un peu plombé l’ambiance : pan dans ma gueule de voyageur-rêveur.
A la fin de la soirée, il est reparti dans son van pour d’autres périples, me laissant un numéro de téléphone, une adresse mail et une chaleureuse invitation à venir le voir chez lui l’année prochaine à la Réunion, il pourra m’apprendre à faire du parapente. Je crois qu’il ne fera pas partie de ma liste de gens les plus détestés de mon séjour.
Les Français, on se plaint tout le temps, c’est connu. Moi, ça m’énerve de voir tous ces Français qui se plaignent de leur quotidien un peu nul, je le dis, je le redis. Je discutais avec deux Argentins et un autre Français, on venait de casser du sucre sur le dos de la SNCF, et plus généralement de dire à quel point on trouvait les gens aimables et accueillants ici comparé à la France. Le Français me glisse « Bon, enfin, on se plaint des trains en France mais on a quand même un des meilleurs réseau ferré du monde. Et puis j’ai un ami qui a fait un voyage en vélo dans toute la France et il a été très bien accueilli presque partout, invité à rester manger, dormir, etc. On voit sans doute que le bon côté des choses quand on voyage, et plutôt que le mauvais quand on est dans son propre pays. » Ça m’a gentiment cloué le bec. Donc, non seulement on était en train d’entretenir l’image du Français jamais content en se plaignant de nos compatriotes et de notre pays, mais en plus il avait raison : le voyage fait quand même la part belle aux rencontres, aux découvertes, alors que vivre durablement au même endroit fait beaucoup plus apparaître les problèmes, au point qu’on en oublie les bons côtés. Pan dans ma gueule de Français qui se plaint tout le temps.