Delon, sans maquillage

Hier, j’ironisais quelque peu sur la télévision et les millions de téléspectateurs de Bienvenue chez les Ch’tis. Oh, je me moquais gentiment, avec ce un sourire un peu désabusé de celui qui ne va pas tirer sur l’ambulance, parce que c’est trop facile. Cette télé si souvent creuse, ce « prisme déformant » qui accentue la laideur des hommes avec une telle habileté, arrive pourtant encore parfois à renvoyer une belle image.

Ce soir, je m’emmerde, mais je sais qu’à 23h, il y a une des rares émissions de télévision que j’aime suivre, et que je suis de fait de plus en plus régulièrement : Ce soir (ou jamais !) sur France 3, présenté par Frédéric Taddeï.
Ce soir, pas de traditionnel débat, mais un tête-à-tête d’une heure avec Alain Delon. Alain Delon, c’est un pilier du cinéma français, la statue géante dans le hall d’entrée, celle qui est polie aux pieds par les milliers de mains qui l’ont touchée par superstition en pensant qu’elle leur porterait chance. Le « monstre sacré », cette stupide expression qui remplace le terme d’idole une fois que l’on a jugé que la personne en question était périmée.

Je n’ai pas d’attente particulière par rapport au fait qu’Alain Delon soit invité. La statue du hall, je suis passé devant plus d’une fois, je ne la remarque pas trop quand elle erre sur les canapés rouges de Drucker pour son grand vernissage annuel, ce passage de pommade intégral qui la fait un temps mieux briller pour les badauds.
Je ne sais pas qui est Delon, enfin pas moins que 90% des gens. J’ai une image de Delon, dessinée avec les bribes biaisées captées un peu partout, essentiellement, justement, à la télé. Ma culture cinématographique est médiocre, je connais peu l’acteur, je l’ai surtout vu dans un excellent film de Jean-Pierre Melville, Le cercle rouge, dans quelques navets et dans d’autres films dont je garde un vague souvenir. Bon, et après ? Après, je suis curieux, et je sais que Frédéric Taddeï est bon, qu’il est d’ailleurs l’un des seuls (le seul ?) animateurs capables aujourd’hui de dire des choses intéressantes et de laisser les gens s’exprimer librement. Et je sais aussi qu’Alain Delon a eu une carrière et une vie riches, et qu’il sera sans doute intéressant de l’entendre en parler.

Donc, 23h, me voilà devant France 3 pour écouter Alain Delon, pour découvrir Alain Delon. D’entrée on sent que Taddeï est profondément heureux de l’avoir face à lui, qu’il attendait ce moment depuis longtemps, qu’il a cent questions à lui poser et qu’il trépigne d’impatience. Déjà rien que ça, ça vous colle un sourire aux lèvres : c’est tellement rare, des animateurs (je ne sais pas si le mot est adapté à Frédéric Taddeï) qui manifestent un intérêt sincère et véritable pour la personne à qui ils s’adressent. Une relation autre que de la mièvrerie consensuelle, le dédain, la jalousie, le copinage promotionnel. Delon n’a rien à vendre, ne promeut aucun film, et Taddeï lui pose juste des questions sur sa vie, animé d’une curiosité, d’un intérêt sincères.
C’est triste à dire, mais quelque chose d’aussi simple, d’aussi « bête », on ne le voit jamais à la télévision.

Et le dialogue s’instaure, extraits de films à l’appui, et je plonge dans des univers que je ne connais pas, dans des films, innombrables, dont j’ai parfois entendu le nom, dont j’ai aperçu des extraits, des pièces de puzzle éparses dont je n’avais jamais rien fait. Vous faites quoi, vous, quand vous trouvez 3 pièces d’un puzzle qui en compte 10 000 ? Rien, au mieux vous les mettez dans un tiroir avec la vague idée qu’un jour peut-être elles vous resserviront. Taddéi ne cherche pas à reconstituer le puzzle en entier, il a compris l’impossibilité de l’entreprise dans la durée de l’émission. Mais il assemble, reconstitue de petites zones qui soudain font apparaître un motif, une idée, une émotion, avec la patience, la minutie que requiert l’entreprise. Parfois avec maladresse, parfois en attaquant un tout autre coin que celui qu’il ébauchait l’instant d’avant, mais tant pis, tant mieux, la discussion avance, rebondit, glisse d’un sujet à l’autre avec toujours cette lueur de curiosité qui guide les débats.

Au fur et à mesure de l’émission, la confiance se tisse entre les deux hommes qui partagent cette culture du cinéma, du « grand cinéma » (encore une expression toute faite qui ne veut rien dire, alors disons plutôt, d’une époque où les hommes de cinéma dans leur majorité avaient des tripes et des choses à dire, et savaient comment les dire). Et moi, devant ma télé, j’ai abandonné ma chaise de bureau face à l’ordinateur, j’ai abandonné mes coups d’œil  de côté en direction de l’écran, je me suis mis en face, bien assis devant mon gros cube gris pour suivre la discussion, puis pour me laisser emporter par elle, pour entrer dans la vie d’un homme qui a fait des choses extraordinaires (au sens premier du terme, « en dehors du commun »). Et c’est passionnant. Pas vraiment parce que c’est Alain Delon, mais parce qu’Alain Delon est un homme de passion, et que quelqu’un de passionné, par le cinéma, par l’astronomie, par la plomberie ou par la fusion nucléaire, s’il sait parler, si on le laisse exprimer sa passion, si l’on sait tirer les bonnes ficelles, il est passionnant, et ce quel que soit le sujet.

Je ne vois plus la grosse statue d’Alain Delon qui meublait le hall du cinéma. Je vois ceux qui l’ont sculptée, je commence à comprendre quels matériaux la composent, je comprend un peu mieux pourquoi elle a cette attitude, ce regard. Et alors que je serais resté encore des heures à écouter, c’est la dernière question, la fin de l’émission, en retard, comme ces nuits passées à discuter et qui laissent les interlocuteurs surpris d’avoir déjà atteint le matin. C’est comme si la télé avait arrêté sa trépidation pour un soir et avait redécouvert ceux qui d’ordinaire s’agitent vainement en son sein, s’était aperçue que parmi tous ceux qui parlent, il y en a de rares qui disent des choses. Elle s’est mise à les écouter et a oublié le diktat de la pendule pour quelques instants. Et l’on en ressort, comme elle, un peu éberlué, comme ce petit moment après un bon film au cinéma, où il faut quitter l’écran et redécouvrir ses membres engourdis dans un fauteuil.

Ce soir je vais me coucher avec dans la tête cinquante films passionnants m’attendent, et qu’il faudrait vraiment que je voie un jour. Et moi qui me pensais vacciné, je suis encore surpris de m’être laissé contaminer par quelques instants de télévision.