NZ 11 : Le vert du décor

Aucun nouvel incident majeur ne fut plus à déclarer durant les quelques jours qui me séparaient du retour des proprios au bercail. Le tuyau d’eau fut réparé sans difficulté, les ânes et les vaches déplacés sans évasion à déplorer, le chien ne tenta plus de se faire la malle et globalement le reste du boulot se déroula sans problème.

Après ma séance d’apprentissage accéléré en autonomie, ce fut beaucoup plus appréciable de découvrir ce que signifiait travailler dans une ferme bio avec la proprio à mes côtés. J’apprends un boulot ainsi qu’un mode de vie différent, moins stressé, moins stressant, ce qui ne signifie pas non plus que nous passons le temps à fumer de l’herbe ou à la regarder pousser. La famille ne donne pas dans la caricature de l’écolo baba-cool. Si nous travaillons tranquillement, nous travaillons aussi beaucoup, en tout cas en ce qui me concerne pour un job non rémunéré. Mais contrairement au temps passé dans mon précédent wwoofing, ici je ne ressens jamais besoin de regarder la pendule. Y’a pas à dire, c’est quand même beaucoup plus intéressant que nettoyer un grenier.

Je suis toujours responsable du nourrissage des animaux. J’apprécie particulièrement les canards. Ils font pas chier, les canards, ils restent sagement dans leur enclos, et quand il arrive que l’un d’eux se faufile sous le grillage, il suffit de le prendre à revers et de le rediriger vers l’intérieur par la porte grande ouverte, les autres n’ayant même pas l’idée d’en profiter pour se tirer. Avec eux, c’est Pâques tous les jours : chaque matin, je fouille les herbes hautes et les buissons, dans leurs multiples nids plus ou moins aboutis, pour y trouver les œufs fraîchement pondus.
La canne, comme la poule d’ailleurs, n’est pas très physionomiste. Il suffit de remplacer sa progéniture par un faux œuf en plastique, voire même un caillou blanc ou une balle de golf, et elle continuera ainsi à pondre en toute confiance, soulagée de voir que les enfants vont bien. Elle n’est pas très douée en calcul, non plus. Une caillou contre trois œufs, ça ne lui pose pas de problème. Un peu comme si une mère venait d’accoucher de triplés et qu’elle repartait chez elle ravie avec une poupée et un caniche dans le berceau.

On m’initie à l’art minutieux et méthodique de la plantation de graines. Passer des heures le nez penché sur des pots en plastique, à pousser du doigt ou à délicatement recouvrir de terre ces petites billes est une expérience assez fascinante. Tant d’attention pour ces simili-grains de sable qui tiennent dans le creux de la main, ces insignifiantes particules de vie en sommeil d’où naîtront des salades, des pois, des choux, du céleri, des fleurs… Et puis, quelques jours plus tard et après un arrosage régulier, voir émerger toutes ces petites pousses vertes, c’est presque magique. Presque Dieu au troisième jour de la Création. J’ai fait jaillir la vie dans des petits pots de plastique noir : contemplez mon immense pouvoir.

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Un jour, il a fallu déplacer la centaine de moutons du cheptel d’une pâture à une autre. Même si comparé à d’autres propriétés de la région, ils n’ont pas beaucoup de terrain, rassembler les ovins éparpillés nous a pris toute la matinée. Même si l’on arrive à ne pas trop les presser, à ne pas trop les stresser, à rattraper les quelques retardataires et à ne pas envoyer rebondir les agneaux montés sur ressorts là où il ne faut pas (et Dieu sait s’ils sont prompts à aller se coincer derrière un grillage quand la porte est grande ouverte deux mètres à côté), diriger ces bestioles n’est pas toujours facile. Ils sont beaucoup plus rapides pour se glisser dans votre dos que leur placidité apparente ne le laisse supposer. Le chien n’est pas tout à fait un expert pour encercler et diriger le troupeau, mais son aide est précieuse, il nous évite de nous épuiser à monter et descendre les collines au relief particulièrement accentué.

À la recherche d’un groupe de brebis égarées, je monte me percher sur le sommet de la plus haute des collines. D’en haut, un panorama à 360° sur la campagne alentour : un océan de verdure dont les buttes et les vallées forment les vagues polies et figées. À perte de vue, des champs tapissés d’herbe dont les quelques zones boisées cassent la monotonie. Les contrastes entre les versants exposés au soleil et ceux plongés dans l’ombre sculptent les reliefs. Perdus dans ce paisible chaos, on distingue ici ou là quelques rares bâtiments, et seuls les moutons, librement essaimés dans cette immensité, travaillent ici avec application à maintenir à bonne hauteur cette immense couverture herbeuse.

Bon, c’est bien joli, mais revenons-y, à nos moutons. Je finis par les trouver et le pousse à rejoindre le reste de la troupe. Où est passée la proprio ? Je finis par l’apercevoir quelques centaines de mètres en contrebas, montant péniblement la colline. Elle est épuisée : des moutons s’étaient échappés et elle n’arrivait pas à les ramener. J’ai souri intérieurement en pensant à mes mésaventures passées : ça alors, y aurait-il une justice ?

Toujours dans le registre des ovins, j’ai participé à une autre activité inédite pour moi : le coupage des queues des agneaux (tailing ou docking en anglais). Ça n’est pas aussi barbare que ça en a l’air. Il faut attraper les agneaux pour leur mettre un anneau en caoutchouc autour de la queue [N.D.A. : ne pas confondre ce procédé avec le manuel du bon usage du préservatif pour les raisons qui vont suivre]. Cette bague serre et coupe la circulation à l’extrémité du membre, et au bout d’un certain temps, le bout de la queue se dessèche et tombe de lui-même sans (trop) faire souffrir l’animal. Ce procédé a plusieurs utilités, notamment de faciliter la tonte ou la découpe de la bête une fois son heure venue.

Attraper un agneau, c’est plus facile à dire qu’à faire. Si vous essayez de le prendre en duel au milieu d’un champ, vous pouvez toujours courir, vous vous épuiserez avant lui. C’est pourquoi on rassemble tout le troupeau dans un tout petit enclos où les bêtes se montent presque les unes sur les autres. Il est alors beaucoup plus facile de saisir ceux qui doivent subir l’opération chirurgicale. Au début, je flippe un peu. Il y a agneau et agneau : le frêle nouveau-né vieux d’à peine quelques jours, et l’ado attardé dont on aurait dû s’occuper depuis un bon moment et qui a déjà un bon volume. Il faut le choper, le maintenir dos contre ma poitrine, lui bloquer les pattes et présenter son arrière-train à la proprio qui se charge de glisser l’anneau unique pour les équeuter tous. Ils ont tous une trogne adorable, ça compense les coups de pattes dans le bide ou de tête dans le menton. Après quelques captures je prends le coup de main, et, bien maintenus, ils ne se débattent pas. Au final, je m’en suis, je trouve, très bien tiré pour une première fois : comme quoi, je suis pas toujours obligé de tout faire foirer avec nos amies les bêtes.

In the eye

Même si c’est avec la proprio que je passe le plus de temps, j’ai aussi appris des choses avec son mari quand il était dans le coin. Il m’a en particulier montré deux ou trois trucs dans l’élagage et la plantation d’arbres.
Sur certaines parcelles de terrain, le couple a planté il y a des années des peupliers. Ces arbres, quand ils auront atteint un certain âge, seront coupés et le bois vendu. En attendant, il faut prendre soin d’eux pour qu’ils gardent une belle forme et que le bois soit de qualité. On coupe les branches basses et celles qui partent dans des directions improbables, voire un ou plusieurs troncs secondaires quand l’arbre n’a pas un look orthodoxe. En gros, c’est la coupe militaire pour tout le monde, on les fait rentrer dans le rang. C’est un peu triste, c’est vrai, mais ils ne se plaignent pas. Et puis on ne rase pas tout non plus. Il ne faut pas trop couper, trop bouleverser l’équilibre de l’arbre. Les coupes doivent être propres, et effectuées le plus près possible du tronc. C’est un boulot relativement fatigant quand vous en êtes à scier votre cinquantième branche, mais pas désagréable quand la météo est avec vous et qu’il n’y a personne autour pour sentir le besoin de meubler le silence.

Un autre jour nous avons commencé à planter de nouveaux peupliers dans un champ. Pour moi, planter des peupliers, ça allait être : on va prendre des petits arbres achetés ou transplantés d’un autre coin, on va creuser un trou, y mettre nos jeunes et fringants arbrisseaux et les laisser lentement vivre leur vie. Pas du tout. On s’est rendu le long d’un chemin où des arbres de plusieurs mètres poussaient. Nous avons sorti nos scies et nos sécateurs, coupé absolument toutes les branches ainsi que la cime, avant d’en scier la base. Au final, on se retrouve avec de larges bâtons de deux à trois mètres de haut : voilà, c’est ça que l’on va planter. Un bâton. Sans branches, sans cime, sans racine. Et, croyez-le ou non, il va pousser. Refaire des racines, des branches, redevenir un arbre. Mieux : de la souche de l’arbre de départ, de nouvelles pousses vont naître qui, quelques années plus tard, formeront un nouvel arbre que l’on pourra à nouveau « moissonner ». Restait juste à creuser des trous suffisamment profonds pour que nos arbres-bâtons tiennent debout le temps de s’ancrer eux-mêmes au sol, et à reboucher en tassant bien. Il n’y a plus qu’à attendre que Dame Nature fasse son travail. Fichtre, c’est fort quand même. Je pensais pas pouvoir être bluffé par un peuplier.

En plus de ces divers boulots, on m’a confié ainsi une multitude d’autres tâches diverses. C’était toujours plutôt agréable de se dire que chaque journée allait réserver une part de nouveauté. J’ai nettoyé de vieille ruches pour une future zone d’apiculture, réparé des bordures dans le jardin, coupé du bois pour le feu, rangé des trucs qui traînaient, vérifié des clôtures, etc. Et puis des activités totalement inattendues, nés des imprévus de la vie d’une ferme. Ainsi, un jour, il a fallu enterrer une vache fraîchement décédée dans le potager, monter une colline avec son veau orphelin dans les bras et le nourrir avec un pseudo-biberon géant.

D’une façon générale, c’est plaisant de ne pas avoir de planning fixe, travailler plus aujourd’hui et moins le lendemain, passer une heure de plus à discuter après le déjeuner, ou au contraire rester à finir un boulot même quand on m’a dit que je pouvais m’arrêter. Parfois, quand la proprio doit aller en ville, je vais avec elle et j’en profite pour aller explorer les environs, j’ai ainsi pu aller randonner sur les flans du majestueux Mont Taranaki et approcher sa couronne de neige.

Mount Taranaki

J’apprends pas mal sur leur mode de vie. La proprio m’explique qu’elle a étudié à l’université la question d’une agriculture respectueuse de l’environnement, les modes de productions alternatifs, sujets encore assez peu en vogue à l’époque. Aujourd’hui, elle et sa famille ne sont pas des écolos parfaits, je ne pense d’ailleurs pas qu’ils cherchent à l’être à tout prix. Simplement, ils ont compris les avantages d’un système différent, plus exigeant mais aussi plus gratifiant. Pour moi qui ait toujours été sensible à la question des problèmes environnementaux sans pour autant faire d’efforts relativement marquants pour changer véritablement mon mode de vie, c’est une bonne leçon, ou plutôt une bonne mise en pratique de ce que justement je n’avais fait qu’appréhender en théorie.

Que font-ils, concrètement ? À part l’utilisation optimale des productions de leur ferme, tout un tas de choses pas si complexes.

Pour l’électricité, ils ont sont alimentés par des panneaux solaires ainsi que par une éolienne. Même si l’énergie solaire en produit l’essentiel, les deux sont complémentaires. Ils stockent cette énergie sur des batteries. Cependant, en hiver, quand les journées sont plus courtes et moins ensoleillées, il arrive fréquemment que celles-ci ne suffisent pas, et que la maison se retrouve plongée dans le noir (j’en ai fait plus d’une fois l’expérience). Ils ont alors un générateur de secours qui fonctionne au pétrole, ce qui ne les satisfait pas : ils hésitent actuellement entre des panneaux solaires supplémentaires, ou un nouveau système qui pourrait utiliser l’énergie hydraulique des pluies qui dévalent les collines.

Pour le chauffage, ils se chauffent au bois, et le poêle doit fonctionner même en été, car ils utilisent aussi la chaleur produite pour avoir de l’eau chaude, ou pour faire fonctionner leur four. Je doute que le chauffage au bois soit particulièrement écologique, mais ils en font un usage raisonné et cohérent avec leur mode de vie.

Pour l’alimentation en eau, comme beaucoup d’autres Néo-Zélandais éloignés des villes, ils utilisent simplement l’eau de pluie. Beaucoup ont dans leur jardin de grandes citernes qui récupèrent ainsi l’eau qui ruisselle des toits. Cette eau de pluie est parfaitement potable sans aucun traitement particulier : l’avantage de vivre sur une île au milieu d’un océan, loin des pollutions diverses. Le risque de se retrouver à court d’eau est quasi nul, les précipitations qui rendent ce pays si vert fournissent toujours de quoi remplir les cuves.

Ils utilisent des toilettes sèches. Grande découverte pour moi, si je connaissais le principe, je n’avais jamais expérimenté. En gros, comme le nom l’indique, pas de chasse d’eau, pas d’eau du tout d’ailleurs mais un simple trou dans lequel on fait ce qu’on fait habituellement dans ce genre d’endroit, et qu’on recouvre ensuite de sciure de bois. Même s’il vaut mieux laisser la fenêtre des toilettes entrouverte, étonnamment, ça ne sent pas, ou en tout cas ça ne sent pas les toilettes publiques laissées à l’abandon. Le principal problème des toilettes sèches, ce n’est pas l’odeur, c’est qu’elles vont absolument à l’encontre de tout ce qu’on a appris depuis tout petit. Les excréments, ces choses infâmes qu’il vaut vite faire disparaître dans un tourbillon d’eau fraîche et ne plus s’en soucier. Le système est terriblement con, quand on sait le boulot nécessaire par la suite pour retraiter ces eaux dites usées. A contrario, les toilettes sèches nécessitent un entretien limité mais ô combien répugnant pour la plupart (moi compris) : vider le bac à merde. Ici, ils le vident sur le compost, compost qui ira nourrir le potager. Quand on y pense, c’est vraiment très curieux de penser que l’idée de manger de fruits et des légumes qui auront été fertilisés avec nos propres déjections puisse nous paraître si peu ragoûtante, mais que celle d’utiliser du fumier provenant du derrière d’animaux soit parfaitement acceptable. Mesdames, messieurs, je vous le dis : nous avons un problème avec notre caca.

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Sans même prendre en compte l’intérêt écologique, financièrement parlant, le système vaut le coup. Pas de facture d’électricité, pas de facture d’eau, des achats de nourriture limités et compensés par la vente ou le troc du surplus des légumes et des œufs. Il est certes plus contraignant, demande du temps et de la volonté, et est difficilement adaptable partout, mais l’expérimenter pendant ces quelques semaines m’a fait prendre conscience qu’il n’y avait rien d’insurmontable là-dedans, pire, que c’était presque facile. Et puis, la qualité de vie et le plaisir qui découlent de cette façon raisonnée de produire et d’utiliser des ressources, c’est drôlement appréciable.

Je suis finalement parti après un séjour de trois semaines dans ce petit coin de nature perdu. Je suis monté dans un bus qui descendait jusqu’à la pointe sud de l’Île du Nord où se trouve Wellington, la capitale.